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Francis Eustache : "La mémoire, c’est moi et les autres…"

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    « Quand la mémoire de certains individus n’est pas en phase avec la mémoire collective, cela crée de la souffrance, des conflits, des frictions. » Francis Eustache (Inserm)
  • Francis Eustache est directeur d’études à l’École pratique des hautes études (EPHE) et dirige l'unité « neuropsychologie et imagerie de la mémoire humaine » de l'Inserm. Il est également président du conseil scientifique de l'Observatoire B2V des mémoires. Il est co-auteur de l'ouvrage « Ma mémoire et les autres » (Éditions Le Pommier, 2017).

    De quoi parle-t-on lorsque l’on parle de mémoire collective ?

    L’expression « mémoire collective » déclenche très souvent des discussions passionnées ! Il s’agit d’un terme générique qui englobe à la fois des mémoires partagées par des individus et des mémoires culturelles.

    Il n’y pas de frontière exacte entre l’une et l’autre. La mémoire partagée concerne un petit groupe d’individus (les collègues du bureau par exemple), mais elle peut également concerner des groupes plus importants comme les partis politiques ou les syndicats par exemple.

    Il existe cependant une grande différence avec la mémoire culturelle, car cette dernière transcende les individus. Dans les processus de construction des mémoires, ces dernières vont vivre leur propre vie et dépasser les mémoires strictement individuelles.

    Prenons l’exemple de la mémoire de la France : ce récit va s’écrire via les commémorations, les médias, les réseaux sociaux, les livres scolaires, les romans… Tous ces vecteurs contribuent à...

    ...construire une mémoire culturelle.

    Dans le meilleur des mondes, la mémoire partagée et la mémoire culturelle doivent rester en phase, mais ça n’est pas toujours le cas.

    La mémoire individuelle est fortement conditionnée par l’environnement social : comment ce conditionnement se déroule-t-il ?

    Dans ce livre, nous développons l’idée qu’il y a eu pendant longtemps deux approches différentes de la mémoire. À titre personnel, je représente plutôt l’appréhension faite par les neurosciences qui s’attache à comprendre le fonctionnement de la mémoire individuelle.

    Il existe une autre vision qui est davantage celle des historiens et des sociologues qui veulent comprendre le fonctionnement du grand récit collectif.

    Entre les deux, il y avait très peu d’échanges malgré des pionniers comme Maurice Halbwachs : c’étaient deux histoires qui s’écrivaient en parallèle. Depuis quelques années, une connexion s’est établie entre ces deux conceptions de la mémoire.

    Les cadres sociaux de la mémoire fonctionnent parce que nous ne sommes jamais seuls. Nous encodons un certain nombre d’informations dans un contexte social et nous les récupérons de façon partagée.

    L’environnement social ne se réduit donc pas à l’éducation familiale ou scolaire ?

    Non, car le cadre social est beaucoup plus large que cela et fonctionne tout au long de la vie. La nature humaine - si cette expression a un sens - est sociale : nous sommes des êtres sociaux. Il n’est pas possible de concevoir un individu qui ne serait pas social.

    C’est pour cela qu’il est important de comprendre les mécanismes de construction de ces mémoires et leurs dysfonctionnements qui peuvent être liés à une asynchronie entre les mémoires individuelles et les mémoires collectives.

    Quand la mémoire de certains individus n’est pas en phase avec la mémoire collective, cela crée de la souffrance, des conflits, des frictions. Cela entraîne des crispations, des révoltes, des rébellions…

    Cette lecture, assez nouvelle, permet de comprendre certains éléments de psychopathologie.

    Certaines personnes sont atteintes de prosopagnosie : elles sont incapables de reconnaître les visages. Comment expliquer cette pathologie ?

    Il existe plusieurs niveaux de prosopagnosie : certains individus ne reconnaissent pas quelqu’un qu’ils ont déjà rencontré, d’autres confondent une personne avec une autre… La prosopagnosie ne désigne donc pas un seul trouble de la relation à l’autre, mais pléthore de troubles de la relation à d’autres.

    Le plus souvent, la prosopagnosie est un trouble de la perception lié à une lésion du cerveau et qui est relativement spécifique à la perception des visages.

    Constatez-vous chez les jeunes générations (et les moins jeunes…) des difficultés à se concentrer au-delà de cinq minutes ?

    Il n’est pas facile de répondre à cette question, car de nombreuses variables entrent en ligne de compte. Pour ma part, je travaille avec des étudiants avancés qui sont capables de se concentrer.

    Mais cette question est en effet une préoccupation. Le monde actuel hyper connecté ne me fait pas peur, mais il doit faire réfléchir toutes les personnes impliquées dans l’éducation : les parents, les éducateurs au sens large… Nous autres adultes avons connu un avant (celui qui n’était pas hyper connecté), ce qui n’est pas le cas des plus jeunes.

    Nous avons certes toujours été en contact avec des mémoires externes (livres, médias divers et variés), mais aujourd’hui la différence est quantitative, car l’information est extrêmement facile à trouver.

    L’homme encourt-il des risques en externalisant toujours plus d’informations sur des mémoires externes, comme les smartphones par exemple ?

    Nous vivons en effet dans un monde de plus en plus convaincu que les informations se trouvent à l’extérieur. Des travaux scientifiques constatent que lorsque les jeunes étudiants sont confrontés à une question compliquée, ils cherchent tout de suite à l’extérieur des éléments de réponse.Leur première pensée est d’aller à l’extérieur.

    D’un certain point de vue, ils n’ont pas tort, car beaucoup d’informations se trouvent à l’extérieur. Mais cela pose un problème : à un moment il faut s’approprier cette information.

    Nos mémoires sont en effet des synthèses et c’est à nous d’opérer ces synthèses sous forme de libre arbitre ou de prise de position. Il faut privilégier ces temps de réflexion.

    La mémoire, le raisonnement, la prise de décision sont extrêmement liés et fondés sur un savoir. La mémoire, c’est moi et les autres…

    Vous êtes associé avec l’historien Denis Peschanski au programme « 13 novembre » qui vise à recueillir les témoignages d’un millier de personnes touchées de près ou de loin par les attentats qui ont frappé Paris le 13 novembre 2015. Quels enseignements en tirez-vous aujourd'hui ?

    Nous entamons aujourd’hui une phase d’analyse des données recueillies. L’objectif scientifique de ce programme est de comprendre les liens entre la construction des mémoires individuelles et la construction des mémoires collectives.

    Nous avions déjà travaillé avec Denis Peschanski sur la Seconde Guerre mondiale et nous avons transposé les méthodologies que nous avions alors élaborées pour avoir une attitude prospective sur la construction de ces mémoires à partir d’un événement majeur.

    Ce programme est extrêmement ambitieux et très complexe à mettre en place. Nos équipes travaillent sur les témoignages recueillis notamment sur les transcriptions « speech to text », c’est-à-dire le passage de l’oral à l’écrit.

    Ces transcriptions sont automatisées puis validées par un groupe d’une douzaine de personnes. Ce travail va durer jusqu’au mois de janvier 2018.

    C’est à partir de ces transcriptions que nous étudierons, entre autres, les occurrences de termes par exemple.

    L’étude « Remember » qui a lieu dans mon laboratoire à Caen porte sur 200 personnes dont certaines étaient au plus près des attentats ; certaines se trouvaient dans la salle du Bataclan. Nous examinons leur situation psychopathologique : souffrent-elles de troubles post-traumatiques ? Comment certains ont-ils réussi à surmonter une épreuve aussi difficile que d’être enfermés dans le Bataclan ?

    L’oubli est-il une preuve d’intelligence comme on le dit parfois ?

    L’intelligence n’est pas un concept évident ! L’Observatoire B2V des mémoires et les éditions Le Pommier ont déjà publié un ouvrage intitulé « Mémoire et oubli » (2014). Ces deux termes sont indissociables. La mémoire ne peut pas fonctionner si elle n’interagit pas avec l’oubli.

    L’oubli a une vertu de protection en passant certaines choses à l’arrière-plan, le but étant de construire un récit cohérent de nous-mêmes. Mais ce récit ne doit pas être en désaccord total avec la réalité. C’est peut-être là, dans cette tension, que se joue l’intelligence…

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