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La librairie, une espèce de commerce en voie de disparition ?

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    En visite à la librairie L’Armitière au cœur de Rouen, la ministre Audrey Azoulay a rappelé son souhait de voir la lecture demeurer "une source d’émancipation et de lutte contre toute forme d’inégalité". (Pixabay/memyselfaneye)
  • Entretien avec Vincent Chabault, maître de conférences en sociologie à l'université Paris Descartes - Sorbonne Paris Cité et membre du Centre de recherche sur les liens sociaux (Cerlis-CNRS). Il est l'auteur de Vers la fin des librairies ? (La Documentation Française, 2014).

    Quelles sont les menaces pesant aujourd'hui sur les librairies ?

    Très accrocheuse, la question en titre de mon ouvrage s'est posée à chaque fois qu'un nouveau concurrent des librairies est apparu. Et le seul concurrent direct dont la croissance est positive depuis l'apparition du haut-débit en France, il y a une dizaine d'année, est le commerce en ligne, avec Amazon à sa tête. Mais cette question se pose d'autant plus aujourd'hui que le commerce en ligne et la révolution numérique ont finalement totalement recomposé le marché du livre, à la fois au niveau du commerce et du contenu dématérialisé.

    Toutefois, la librairie n'a jamais été un commerce très rentable, et de nouvelles difficultés menaçant leur trésorerie fragile se posent maintenant à elles. Citons par exemple la baisse de la lecture d'imprimés, la hausse des loyers en centre-villes, la montée de la culture de l'écran et la concentration sur d'autres pratiques culturelles aux dépens du livre papier. Enfin, bien que le livre résiste plutôt bien à la crise (avec un marché de 4 milliards d'euros en 2012), il fait de plus en plus l'objet d'un arbitrage budgétaire pour les produits culturels au sein des familles.

    Selon votre livre, le nombre moyen de livres lus serait passé de 21 par an à 16 entre 1997 et 2008. Cela veut-il dire que les Français lisent de moins en moins ?

    En effet, les gens lisent de moins en moins de livres imprimés. Pourtant, ils lisent selon moi de plus en plus sur d'autres supports tels que le livre numérique ou la presse en ligne. Si le livre numérique ne supplantera à mon avis jamais le livre papier, il faut avoir en tête que notre attention est peu à peu happée par la lecture sur écrans (ordinateurs, tablettes et smartphones) et que nos journées ne font que 24 heures, hélas.

    Ceux qui achètent en ligne sont ils différents de ceux qui fréquentent les librairies ?

    Seule la moitié des plus de 15 ans achète des livres aujourd'hui. Contrairement aux idées reçues, les clients du commerce en ligne ne sont pas des ruraux isolés n'ayant pas de librairie autour d'eux. Il s'agit principalement de diplômés urbains, de région parisienne ou d'autres grandes villes de France. Ceux-ci ont d'ailleurs à peu près le même profil que ceux achetant des livres en magasin.

    Le problème des librairies indépendantes réside dans le fait que l'âge de leur clientèle la plus fidèle est assez élevé : environ 42 % d'entre elle a plus de 50 ans et ces fidèles n'y réalisent que 44 % de leurs achats. Leur clientèle n'est donc pas exclusive et achète également des livres en ligne ou à la Fnac.

    Pour quelle raison les grandes surfaces culturelles sont elles aussi déclinantes ?

    Il y a une raison structurelle capitalistique à ce déclin, les actionnaires de groupes tels que Virgin, Chapitre ou la Fnac leur ayant fixé des objectifs commerciaux (de vente rapide, de rotation rapide du stock) incompatibles avec l'économie du livre. De plus, 

    De plus, ils ont uniformisé leur stratégie marketing à l'extérieur et dans les magasins au point de se couper d'une clientèle locale ou spécifique. Enfin, ces objectifs ont également été imposés aux vendeurs (vente à tout prix, primes sur les ventes, etc.) et ce au détriment du conseil et du service. Au final, à quoi bon se rendre à la Fnac si vous n'y trouvez rien d'autre que la transaction marchande que vous offre internet ? Ce phénomène est le même que pour l'achat des billets de train : il y a sans doute encore des gens pour les acheter au guichet, mais le faire de chez soi revient strictement au même.

    A cela s'ajoutent le confort d'achat apporté par la vente en ligne (pas de déplacement ou de file d'attente, ouverture le dimanche ou à 2 heures du matin), l'importance de son offre, la disponibilité de livres d'occasion ou étrangers, ainsi que la remise des 5 % et les frais de port gratuits. L'ensemble de ces raisons explique pourquoi la clientèle des grandes surfaces culturelles s'est tout naturellement tournée vers internet.

    Justement, la proposition de loi pour encadrer le cumul de la remise de 5 % et de la gratuité des frais de port offerte par le commerce en ligne modifiera-t-elle, selon vous, l'état actuel du commerce du livre ?

    (A noter : la loi dite "anti-Amazon" interdisant aux sites de vente en ligne d'offrir les frais de livraison lors de l'achat d'un livre a été votée le jeudi 26 juin 2014 par le Sénat, quelques jours après la réalisation de cette interview.)

    L'idée de ce projet de loi, pour lequel j'ai moi-même été auditionné, est de ne plus permettre la remise des 5 % de la loi Lang et les frais de port gratuits, afin de rétablir l'équilibre entre le commerce en ligne (soit Amazon, pour ne pas le nommer) et le commerce physique. Bien qu'il y ait peu de chance pour que cette loi soit adoptée par Bruxelles, où elle est actuellement examinée, elle pourrait être appliquée en France.

    Selon moi, cette loi ne rétablira pas l'équilibre souhaité pour deux raisons : la première est qu'Amazon pratiquera toujours des frais de port bien plus réduits que les autres (de l'ordre de 10 centimes, par exemple). En effet, il faut savoir qu'Amazon est le premier client de La Poste pour le marché des colis et ce dernier n'a donc aucune raison d'entraver ce commerce électronique. D'ailleurs, lors de mon audition en commission culture du Sénat, j'étais précédé par deux hauts cadres de La Poste venant certainement défendre l'activité des colis !

    L'autre raison réside dans les avantages, cités précédemment, que trouvent les clients à acheter en ligne, et qui persisteront, même après que cette loi soit appliquée.

    N'y a-t-il rien à faire pour rétablir cet équilibre ?

    La seule façon selon moi de contrer Amazon serait d'abord de régler la question de son optimisation fiscale. Ensuite, il faudrait arrêter le versement de subventions publiques pour l'emploi manutentionnaire réalisé par certaines collectivités territoriales (comme en Saône-et-Loire ou en Bourgogne) pour la création de leurs plateformes logistiques. En effet, l'hypocrisie est totale puisqu'on donne à Amazon des subventions pour créer des sous-emplois dont on critique ensuite les conditions de travail sans jamais envoyer l'inspection du travail examiner ce qu'il en est réellement.

    Et en ce qui concerne le marché des livres numériques, les librairies traditionnelles pourraient-elles s'y faire une place ?

    Je ne pense pas. Tout d'abord parce qu'il y a une désintermédiation, le libraire ayant une place marginale dans cette transaction. En effet, les premières études montrent que les gens préfèrent commander leurs ebooks à distance et pas en librairie. De plus, vendre des livres numériques est très peu rentable pour un libraire, car la marge qu'il touche est amputée par la rémunération du prestataire gérant l'interface de vente des ebooks.

    A quel défi les librairies doivent elles alors faire face pour survivre ?

    Selon moi, leur principal défi n'est pas tant le numérique que le renouvellement générationnel à opérer sur leur clientèle, et ce en s'adressant à un lectorat moins présent, qui est aussi le plus jeune.

    A l'image des bibliothèques, les librairies doivent faire plus que proposer des livres, de telle sorte que celles-ci deviennent un endroit accessible et familier, même pour les jeunes générations : pour cela, elles doivent développer et renforcer certains services afin d'intégrer le lecteur à l'animation de la librairie (mise en place de comités de lecture, rédaction de commentaires de livres par les clients, organisation de dédicaces, etc.). Sans oublier que la librairie a une fonction identitaire pouvant légitimer nos choix culturels ou servant de cadre à la construction de notre profil culturel.

     

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    Si pour certains les bibliothèques sont faites pour les livres et les lecteurs, pour d'autres elles doivent davantage s'ouvrir à différentes activités et chercher à accueillir des publics plus larges.
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