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Catherine Thomas-Anterion : "Nous perdons notre mémoire depuis l’invention de l’écriture et des bibliothèques !"

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    "On peut imaginer que nous allons utiliser différemment notre mémoire : par exemple pour mieux développer nos capacités de planification, de recherche et de gestion de l’information". (Visual hunt)
  • Rencontre avec Catherine Thomas-Anterion, neurologue et docteure en neuropsychologie. Auteure de "Les troubles de la mémoire : prévenir, accompagner", elle décrypte les mystères des processus mémoriels, propres à chacun d'entre nous.

    La mémoire peut-elle s’entraîner comme un muscle ?

    Oui et non ! Il est possible d’entraîner la mémoire comme un muscle si l’on admet que l’on peut augmenter un certain stock d’informations par la répétition. Nous pouvons, par exemple, apprendre tous les jours de nouveaux mots de vocabulaire dans une langue étrangère. Ce stock d’informations va donc s’accroître et c’est d’ailleurs ce que nous faisons à l’école. De ce point de vue, la mémoire est un muscle.

    En revanche, nous ne pouvons pas apprendre des catalogues entiers d’informations car nos capacités sont limitées. Les journées ne font que 24 heures et nous utilisons notre cerveau à d’autres tâches. 

    Si l’on veut améliorer notre mémoire, il faut externaliser les données et savoir où les trouver : sur un carnet de notes, une liste… Un des enjeux actuels consiste à générer des mots-clé pour retrouver ces informations externalisées. Nous pouvons également renforcer nos capacités d’attention : meilleures sont ces capacités d’attention, meilleur est l’accès à ces informations.

    Comment expliquer que certains individus sont hypermnésiques et d’autres amnésiques ?

    Dans une population générale, les gens ont tous une mémoire dans la « norme », mais avec des écarts. Notons qu’il existe différents types de mémoire : visuelle, auditive, musicale… Certains individus développent un type de mémoire plutôt qu’un autre et se souviennent des dialogues d’un film ou alors d’un visage vingt ans après l’avoir vu pour la dernière fois. D’autres ne sont pas du tout physionomistes, mais ils se débrouillent lorsqu’ils doivent reconnaître des visages. 

    Il est plus juste de parler de variations dans l’utilisation des différentes modalités de la mémoire plutôt que de bonne ou de mauvaise mémoire.

    Certains individus naissent-ils avec des aptitudes à la mémoire supérieures à la moyenne ?

    Les cas d’hypermnésie sont rarissimes. Dans une carrière de neurologue, on en rencontre un en 40 ans… ou aucun ! Les hypermnésiques possèdent une mémoire qui n’efface rien. On rencontre néanmoins des personnes qui développent des capacités extraordinaires dans certains domaines. Une célèbre étude a montré que certains chauffeurs de taxi à Londres ont des cartes spatiales extraordinaires des rues londoniennes en tête : emplacements des panneaux, sens unique, nom des rues… Après étude de l’image de leur cerveau, les chercheurs ont constaté que les régions du cerveau qui sous-tendent cette mémoire topographique étaient d’une taille cinq à six fois supérieure à la taille normale. Surtout, cette taille est corrélée au nombre d’années de conduite automobile.

    Utilisons-nous nos différentes mémoires (visuelle, auditive, olfactive…) de la même façon ?

    Nous utilisons successivement ces mémoires en fonction de ce que nous faisons dans la journée. Mais il arrive que certaines personnes utilisent prioritairement l’une de ces mémoires et ils se débrouillent très bien comme cela. 

    Pourquoi avons-nous des trous de mémoire ?

    Ce qui serait étonnant, c’est qu’on n'ait pas de trous de mémoire ! Vu l’immensité des données que l’on brasse chaque jour, il est logique que nos ressources d’attention soient saturées. L’accès à la mémoire hébergée dans un stock connaît des ratés, mais cela est tout à fait  normal.

    Les troubles de la mémoire nous concernent tous et les patients sont de plus en plus nombreux à consulter leur médecin. A partir de quels symptômes faut-il s’en préoccuper ?

    Si vous constatez un changement récent dans une 

    compétence que vous possédiez jusqu’ici, cela peut être un signe : par exemple, ne plus reconnaître un visage alors que vous reconnaissiez facilement les visages auparavant. Si cette perte de compétence se répète, c’est aussi un signe supplémentaire. Autre alerte, le sentiment que l’on fixe moins bien les évènements comme, par exemple, ne plus se souvenir de ce que l’on faisait deux jours auparavant y compris avec des indices fournis par des tiers.

    Le 21 septembre dernier, s’est tenue la journée mondiale de lutte contre la maladie d’Alzheimer. La médecine peut-elle encore accomplir des progrès dans le traitement de cette pathologie ?

    Oui bien sûr. Les études fondamentales sur la maladie d’Alzheimer sont très récentes : elles remontent à peu près à 1980 alors que les études consacrées aux maladies infectieuses ou aux maladies cardio-vasculaires ont été menées dès les années 1950. 

    Aujourd’hui, nous comprenons mieux le lien qui existe entre les deux protéines impliquées dans la maladie : la protéine tau et la protéine béta amyloïde. Nous disposons donc de nouvelles pistes thérapeutiques, mais il y a un bémol : l’essentiel des essais thérapeutiques est tourné vers la protéine béta amyloïde ; et si cette piste n’est pas la bonne, nous ferons alors face à un creux sur les essais thérapeutiques. La question est alors de savoir si les laboratoires seront prêts à consacrer des fortunes pour d’autres essais.

    Autre problème, les essais actuels sont quasiment tous centrés sur les premiers stades de la maladie avant même que celle-ci ne se déclare. Aujourd’hui, nous pouvons mesurer sur des imageries fonctionnelles les protéines impliquées. En revanche, certains individus sont porteurs de ces protéines, mais ne déclarent pas la maladie. Nous avons pu également examiner des cerveaux de personnes décédées qui portent ces protéines sans avoir jamais déclaré la maladie.

    En déléguant une partie de notre mémoire aux ordinateurs et aux smartphones, l’homme n’est-il pas en train de perdre sa propre mémoire ?

    Si l’on tient ce raisonnement, on peut alors dire que nous perdons notre mémoire depuis que nous avons inventé l’écriture et les bibliothèques ! Il s’agit d’une question philosophique qui n’appartient pas aux seuls médecins. On peut également imaginer que nous allons utiliser différemment notre mémoire : par exemple pour mieux développer nos capacités de planification, de recherche et de gestion de l’information. Cela nous permettra de mieux fonctionner.

    Nous allons probablement nous décharger de certaines choses et les ranger différemment ; encore faudra-t-il avoir le mode d’emploi pour y accéder.

    Les éléphants passent pour avoir une très grande mémoire. Que sait-on de la mémoire des animaux ? 

    C’est une question très intéressante. Nous savons que parmi les mammifères, les oiseaux ou les poissons, certaines espèces sont plus « intelligentes » ou développées que d’autres :  singes bonobo, éléphants, dauphins, corvidés (corbeaux, pies, perroquets…). Tous ces individus, comme l’homme, ont une conscience d’eux-mêmes, des règles sociales et sont capables de se reconnaître dans un miroir. Ils ont une mémoire épisodique et sont capables de se souvenir du où, du quand et du quoi.

    Certains oiseaux sont dotés d’une remarquable mémoire spatiale qui leur permet de revenir chaque année au même endroit. Et tout le monde a entendu parler de ces chats ou de ces chiens qui ont retrouvé leur domicile alors qu’ils étaient perdus à des centaines de kilomètres de là. 

    Cela oblige l’homme à se dire qu’il n’est pas le seul animal doté d’une conscience.

    Le courant transhumaniste imagine la possibilité d’externaliser la mémoire humaine sur un support extérieur de type clé USB. Faut-il prendre ce scénario au sérieux ?

    Je n’en sais rien car je ne suis ni historienne, ni sociologue, ni philosophe. A titre personnel, je suis dans l’ici et le maintenant. Mon expérience m’a appris qu’on ne peut pas savoir ce qui se passera demain. Mais ces mémoires externalisées pourront peut-être aider des gens qui souffrent de déficiences. 

    Finalement, l’oubli n’est-il pas nécessaire au bien-être des êtres humains ?

    Bien sûr ! L’oubli est aussi important que la mémoire. Nous oublions d’ailleurs plus que nous ne mémorisons. Dans une journée, nous somme confrontés à des épisodes dans un contexte statio-temporel, mais leur souvenir disparaît progressivement. Heureusement, nous avons des trous de mémoire ! Mais la société actuelle repose sur la performance outrancière et cela devient insupportable pour les individus que d’oublier un nom ou d’aller cherche un pantalon au pressing.

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