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Irène Frain : "Je souhaite que la France soit plus active dans la préservation de ses archives"

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    Irène Frain : "le travail de reconstitution des traces permet à l’humain de se construire et d’extrapoler le futur" (DR)
  • Irène Frain est écrivaine, historienne et journaliste. Auteure d’une trentaine de romans, cette femme de lettres affirme avoir "soif de traces", s’en nourrir et construire ses récits comme des enquêtes tout en souhaitant que la France soit plus active dans la préservation de ses archives. Rencontre.

    Qu’est-ce qu’une trace ?

    Étymologiquement, la trace était le sillon creusé par le passage de la charrue. Cette notion renvoie à l’activité du vivant et aux marqueurs laissés par son éphémère passage. Cette activité peut donner lieu à des reconstitutions, aussi infimes soient-elles. Grâce à ces reconstitutions, qui ne relèvent alors pas de l’extrapolation ou de l’hypothèse, on arrive alors à l’établissement d’une vérité assez, voire parfois tout à fait, certaine.

    Or, ce travail de reconstitution des traces permet à l’humain de se construire et d’extrapoler le futur. C’est en cela que la trace est essentielle.

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    Lors d'une conférence donnée au Musée du Quai Branly en mars 2019, vous évoquez les liens entre le mot "trace" et le mot "vestige". Quels sont-ils ?

    Au départ, un "vestige" désignait la trace laissée par la plante des pieds sur le sol. Il s’agit en fait d’un mot lié à la traque d’un animal ou d’un ennemi utilisé lors de parties de chasse ou en temps de guerre. Il renvoie à l’idée de survie. D’ailleurs, le mot "investiguer", qui vient de "vestige", signifie "partir à la recherche de traces" et ce dans le but d’assurer la survie du groupe. Car un groupe social ne survit pas s’il y règne une violence individuelle et partisane. Et la définition d’un crime renvoie bien à un acte de violence qui menace la cohésion du groupe. 

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    Les traces sont donc protéiformes...

    Effectivement, et elles sont infinies. Regardez, depuis que nous nous sommes installées dans ce café pour réaliser cette interview, nous avons répandu de l’ADN sur les tasses, la table et les sièges. Le serveur nous a vues, et sans doute pourrait-il témoigner de notre présence ici ; un témoignage qui serait assurément différent de celui de notre voisine de table. 

    Car les traces se comparent et sont rarement objectives lorsqu’il s’agit de témoignages. Il n’y a guère que les traces biologiques qui le soient, tout comme certains écrits : par exemple, ce ticket indique qu’un "déca" coûte ici trois euros, ce qui peut sembler très cher. Mais on ne peut remettre en question cette trace, puisque le prix est inscrit là.

    Existe-t-il de "bonnes" traces et de "mauvaises" traces, comme on distingue les bonnes sources des mauvaises ?

    Comme pour les sources, supposer qu’il existe de bonnes et de mauvaises traces, c’est considérer d’avance que l’on va écarter celles qui nous dérangent parce qu’elles ne vont pas dans le sens de l’a priori qu’on s’est fixé. On créerait alors non seulement du biais, mais du faux ou du déni, c’est-à-dire un conglomérat de trafics et de mensonges.

    Bien sûr, il faut estimer les traces comme on évalue des sources, et ce jugement ne peut être fait qu’après les avoir vues toutes intégralement, sans en avoir écarté. Cette estimation, capitale pour leur fiabilité, est le travail de l’historien. Celui-ci est comparable à celui de la police qui va croiser pour les besoins d’une enquête des témoignages plus fiables que d’autres. Certaines sources se montreront dignes d’intérêt ou au contraire creuses ou bidon ; certaines seront flatteuses quand d’autres s’avéreront dérangeantes, voire carrément mal intentionnées.

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    Selon vous, tous vos livres ont un point commun : la quête des traces. Pourquoi êtes-vous ce que vous appelez une "obsédée" des traces ?

    J’ai appris tardivement qu’il existait un secret autour de ma naissance. Il ne s’agissait pas d’un problème d’adultère, mais je sentais bien depuis l’enfance que j’inspirais à ma mère un rejet qu’elle cachait derrière une façade d’amour et de convenance. 

    Il y avait des traces, chez nous, et notamment une vieille valise noire que personne ne touchait. Enfant, j’allais souvent au grenier, où elle était rangée, maraudant et fouinant sans oser toucher à ce tabernacle que je n’ai ouvert que bien des années après la mort de mon père. Cette valise portait en elle le tabou du secret, de ce que mon inconscient savait mais que je ne voulais pas voir (la recherche des traces est souvent la recherche de ce que l’on ne veut pas voir, du "passé qui ne passe pas"). 

    Enfant, j’en suis venue à penser que toute vie humaine était un secret et que ceux des adultes étaient formidablement fascinants. Je pense que cet amour des traces vient de cette époque.

    Pourquoi comparez-vous le travail de l’écrivain à celui du tisserand ?

    Car il s’agit selon moi d’un travail comparable. Le tissage a été prodigieusement civilisateur. C’est même une étape conceptuelle capitale dans l’histoire de l’humanité, car tisser c’est faire des associations. Avec le temps, plus le tissage s’est perfectionné, plus les motifs, les dessins et les symboles du tissu sont eux-mêmes devenus porteurs de sens, à travers notamment des entrelacs ou des nœuds.

    J’ai été totalement fascinée de découvrir que le vocabulaire du tissage est profondément présent et actif dans le lexique de la littérature : par exemple, la racine commune entre les mots "texte" et "textile" », des expressions comme "le fil du récit", "la trame" ou encore "le nœud de l’intrigue", etc. Cette symbolique ancienne du tissage, qui apparaît, est en réalité très archaïque, et elle illustre parfaitement le tissage mental et les associations que réalise un écrivain.

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    Lors de votre conférence, vous faites la distinction entre romans historiques et romans dans l’histoire. Quelle est-elle ?

    Je déteste le roman historique tel qu’il est conçu en France, qui est une sorte de roman en costumes, comme on dit d’un "film en costumes". En réalité, moi ce que j’aime, c’est le roman dans l’Histoire, avec un grand H. 

    Je le distingue tout à fait de la biographie ou de l’exploration d’un fragment de biographie d’une personnalité, comme je l’ai fait pour Simone de Beauvoir et Marie Curie. Dans ces cas-là, je n’invente pas, et si je suis amenée à imaginer, comme c’est le cas dans de brèves pages de "Marie Curie prend un amant", je le signale. Je pense notamment à un passage du livre, pour lequel je n’avais plus aucune trace : je savais alors que Marie Curie avait fait un voyage, mais personne n’avait la preuve que ce soit avec Paul Langevin. Pourtant, tout le laissait entendre : disposant de sa comptabilité (une trace d’une grande fiabilité), je savais qu’elle avait effectué en prévision de ce voyage des dépenses de coquetterie très surprenantes pour elle, comme des sous-vêtements, du parfum, et même un instrument de contraception de l’époque. J’ai donc supposé qu’elle était partie avec quelqu’un, et qu’il s’agissait d’un homme. Celui-ci ne pouvait être que Paul Langevin, puisqu’on ne lui connaît aucune autre liaison à l’époque. J’ai donc prévenu le lecteur que j’extrapolais et imaginais ce qui avait pu se passer lors de ce voyage, tout en prenant soin de bien baliser la fin de la séquence. Par respect des traces, j’ai un scrupule à bien séparer et signaler ce type de passage, ce que ne font pas nécessairement les historiens.

    Finalement, tous les métiers que vous menez — historienne, écrivaine, journaliste — renvoient à une seule et même activité : enquêter pour trouver la vérité ?

    C’est un barrage contre l’éphémère, car les mots ont une fonction éternisante. Entendons-nous bien : ce n’est pas la postérité que je recherche. Je veux que mes traces œuvrent pour le collectif. À ce sujet, je souhaite que la France soit plus active dans la préservation de ses archives, et notamment celle de ses archives privées. Car rien n’interdit aux survivants de grands écrivains ou créateurs de détruire des archives qui les dérangent. Selon moi, certains cas devraient donner lieu à des devoirs d’inventaire de la part de l’État.

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    À quelles archives pensez-vous ?

    Je me demande notamment ce que vont devenir les lettres que Nelson Algren a écrites à Simone de Beauvoir. Existent-elles toujours ou ont-elles été détruites par ses héritiers ? Par ailleurs, où sont les archives que Paul Langevin avait déposées à l’École supérieure de physique ? Quand je les ai demandées, elles n’y étaient pas, et pourtant elles existent. On a refusé de me les communiquer alors qu’il s’agit d’un legs, ce qui est illégal. J’estime que l’État devrait avoir son mot à dire, par l’intermédiaire de procédures conservatoires et obligatoires. Une partie des archives de Paul Langevin a disparu et j’aimerais savoir pourquoi.

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