Article réservé aux abonnés Archimag.com

Centres de documentation : réussir sa mutualisation ou fusion

  • mutualisation_doc.jpg

    mutualisation-equipe
    "Travailler dans un réseau ne signifie pas travailler en réseau ; des résistances peuvent se manifester", estime Jérôme Pouchol. (Freepik)
  • Sommaire du dossier :

    Nouvelle stratégie, réforme, réorganisation, choix économique, digitalisation… Les raisons d’une mutualisation ou d’une fusion de centres de documentation peuvent avoir diverses origines. Au pied du mur, la question est la même : comment allons-nous nous organiser pour travailler ensemble et offrir à l’utilisateur final le service qu’il attend ? Un expert, Jérôme Pouchol, répond aux questions d’Archimag. 

    Jérôme-PoucholJérôme Pouchol est conservateur en chef des bibliothèques, directeur de la politique documentaire du réseau Istres Ouest Provence et maître de conférences associé à l’université Pierre Mendès-France de Grenoble. Animateur du biblioblog « Bambou » et auteur de plusieurs publications, il a récemment dirigé l’ouvrage collectif « Mutualiser les pratiques documentaires : bibliothèques en réseau » (Presses de l’Enssib, coll. « La Boîte à outils », 2017). Comment rapprocher, voire fondre des bases documentaires, comment concilier des pratiques, améliorer une offre ? Voici ses conseils.

    La réforme territoriale de 2015 a-t-elle favorisé la mutualisation des bibliothèques et des centres de documentation ?

    Incontestablement. En accélérant le processus d’intercommunalisation du territoire, la loi NOTRe a renforcé une dynamique déjà à l’œuvre de mutualisation des bibliothèques municipales, qui s’opère en France dans un contexte de maillage territorial très dense des équipements de lecture publique (7 700 bibliothèques, couvrant 77 % des communes françaises), lesquels occupent le premier rang des réseaux culturels. D’après les derniers éléments statistiques dont nous disposons, qui datent de 2015, les établissements transférés aux établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) représentent 5 % de l’ensemble des bibliothèques territoriales, mais, au regard de la montée en puissance de ces transferts d’équipement, et sans compter les niveaux infra de coopération, on peut désormais parier raisonnablement sur un nombre à deux chiffres.

    Du côté des centres de documentation, la réalité est plus complexe, qui tient beaucoup à la variété des types de structure et dispositifs en place au sein des différentes institutions œuvrant dans le champ documentaire (ministères, conseils régionaux, communes, etc.). Au niveau territorial, le regroupement de communes peut favoriser la création d’un service de documentation unique et centralisé, à destination de tous les agents intercommunaux, comme c’est par exemple le cas au sein du territoire Istres Ouest Provence avec son Centre d’information et de documentation Ouest Provence (Cidop).

    Dans un autre cadre, le réseau Canopé et ses 102 « ateliers » de proximité constituent un bon exemple de mutualisation à grande échelle, avec des pratiques de coconstruction et d’intelligence collective qui servent au mieux la communauté éducative. Je pense également au travail de « facilitateur de liens » conduit par Stéphane Chevalier au sein du réseau Must, qui met en synergie les opérateurs du patrimoine, des musées et de la documentation, sur les enjeux du numérique notamment. Ces différentes pratiques de décloisonnement et de mise en commun gagneraient à être également développées dans les centres de documentation des collèges et des lycées, lesquels fonctionnent encore à mon sens de manière trop isolée.

    Ces mouvements de mutualisation créent-ils des réticences parmi les bibliothécaires et les documentalistes ?

    Les professionnels de la documentation sont dans leur ensemble favorables, sinon même déjà aguerris (par une pratique associative notamment) à des logiques de coopération ou de mise en commun. Mais travailler dans un réseau ne signifie pas travailler en réseau et des résistances peuvent se manifester quand il s’agit de changer de système intégré de gestion de bibliothèque (SIGB), de partager les collections et les responsabilités documentaires, de transformer l’organisation, de redéfinir le périmètre des fonctions, etc.

    Il y a aussi un certain nombre de représentations : le ou les gros vont manger les petits, le lien de proximité va se distendre, le travail au quotidien sera plus lourd et plus complexe... Autant de projections potentielles qu’il conviendra d’appréhender en amont du projet. Il ne faut surtout pas considérer la mutualisation comme une valeur qui va de soi pour chacun, l’adhésion à la philosophie du projet est un préalable essentiel, qui précède les questions plus effectives de calendrier, de formation, de fiche de poste, de réorganisation des services.

    La mise en réseau vient nécessairement bouleverser nombre d’usages et de repères de travail, qui requièrent de nouvelles habiletés professionnelles et un rapport plus ouvert à son environnement de travail. La mécanique mutualiste n’opèrera donc favorablement que si ces réalités ont été justement considérées, dans une conduite managériale privilégiant une démarche d’accompagnement et de facilitation.

    Ces projets de mutualisation ne sont-ils motivés que par des raisons budgétaires ?

    Non, je ne connais pas de réseaux qui se sont construits uniquement sur cette intention. J’affirme sans détour que les bibliothèques publiques ne survivront pas si elles ne se constituent pas en réseau. Pour exister face au web et avec lui le sentiment diffus — et plus ou moins fondé — que la connaissance et l’information sont désormais à la portée de tous, en tous lieux et à tout instant, les bibliothécaires et documentalistes doivent offrir une réelle valeur ajoutée à la population qu’ils desservent. La volumétrie des collections (ainsi maximisée en largeur et en profondeur avec la mise en commun des catalogues) en est une. La mise en synergie des compétences en est une autre, qui permet d’étendre le périmètre des services, que ce soit en matière documentaire ou d’action culturelle.

    L’intérêt de la mutualisation est aussi de rationaliser les processus de travail en centralisant les services communs au réseau : circuit technique du document, navette, communication, ressources humaines, comptabilité, système d’information documentaire. Le gain en termes d’efficience est là incontestable, à condition que l’organisation conserve de l’agilité dans son mode de fonctionnement et dans ses perspectives d’évolution. À condition aussi que la population en perçoive une réelle plus-value, comme de bénéficier d’un service performant de réservation à distance et de circulation des documents, de ressources plus spécialisées et adaptées aux besoins de contexte, d’un dispositif communicationnel proactif, d’une offre dynamique d’actions culturelles, etc.

    Les économies d’échelle ne sont pas pour autant à relativiser, notamment en matière de ressources numériques, car le coût des abonnements est très élevé et peu d’établissements peuvent prétendre en assumer seuls la charge, sinon à proposer une offre quantitativement et qualitativement réduite, donc peu attractive. Et c’est là sans compter les moyens humains (webmestre, producteurs de contenus, animateur de communauté…) et techniques nécessaires au fonctionnement et au développement d’une plateforme de services à distance.

    Combien de temps faut-il pour préparer un projet de mutualisation ?

    Le facteur de temporalité est nécessairement assujetti aux réalités de contexte. Il faut commencer par définir le niveau et le périmètre de mutualisation attendus, qui va de la coopération technique renforcée jusqu’à l’intégration communautaire complète, avec une organisation fonctionnant en totale transversalité au sein d’une administration unique. La dynamique intercommunale est aussi subordonnée à l’histoire du territoire, à l’ancienneté de ses pratiques, à sa culture du « faire ensemble », ainsi bien sûr qu’aux réalités géopolitiques locales.

    Chaque projet de mutualisation aura donc son calendrier (avec ses balises intelligiblement posées dans le temps) et sa méthode (nécessairement itérative), mais aucun ne devra brûler les étapes, notamment la toute première, consistant à convaincre l’ensemble des acteurs des bienfaits de l’entreprise mutualiste, pour la population desservie avant tout mais aussi pour eux-mêmes. Dans cet esprit, il importera de communiquer, à intervalles réguliers, sur les avancées du projet, qui diront sa vitalité comme, en creux, son irréversibilité.

    Quoi qu’il en soit, aucun réseau de bibliothèques ne peut se construire en un ou deux ans, y compris dans un contexte à priori plus favorable de villes nouvelles. Les principes managériaux qui guideront sa mise en œuvre opérationnelle, notamment en termes de soutien méthodologique et logistique, seront déterminants. Ajoutons que la mutualisation est un processus toujours inachevé, autrement dit un « work in progress ». 

    Quelles sont les difficultés les plus fréquentes qui surgissent à l’occasion d’un projet de mutualisation ?

    On serait tenté de mettre en avant la question des moyens (humains, techniques, financiers) et c’est là en effet un levier important pour la réussite d’une telle entreprise, même si celle-ci peut connaître des phases et niveaux de construction différenciés. Si le mode de gestion et de gouvernance relève d’un dispositif lourd et complexe (une « usine à gaz »), s’il ne s’appuie pas sur un cadre structuré et organisé, la mécanique mutualiste ne fonctionnera pas bien. L’organigramme de l’établissement est à cet égard éclairant et mon expérience de praticien comme de formateur en intra dans les réseaux documentaires me conduit à penser que celui-ci doit pouvoir croiser tout à la fois le vertical (arbitrage) et l’horizontal (mutualisation), en désignant des responsables (hiérarchiques et/ou de pilotage de projet) identifiés et reconnus pour leurs compétences en management transversal et en gestion de la qualité.

    Une autre difficulté peut être liée au niveau requis de qualification et d’autonomie des agents ainsi confrontés à une mutation importante de leur environnement et de leurs pratiques professionnelles. Si ce niveau n’est pas suffisant et qu’une dynamique de construction des compétences n’est pas mise en œuvre (par des formations en intra et des dispositifs permanents de tutorat et d’autoformation) par la direction du réseau pour y remédier, le projet aura du mal à avancer et le surplus mutualiste ne sera pas véritablement tangible.

    Que doit-on trouver dans « la trousse du mutualiste » ?

    On doit y trouver des « savoir agir » et des « vouloir agir » particuliers, faits tout à la fois de méthode et d’agilité, une aptitude à travailler en mode projet, en coconstruction et en partage. C’est aussi un état d’esprit, qui repose sur un rapport non plus possédant, mais circulant à son outil de travail ainsi que sur la conviction que le réseau est plus grand que la somme des équipements qui le constituent, que la mutualisation peut être ainsi profitable à tous, grandissante pour chacun. Dans un tel cadre d’évolution, l’aptitude au changement, à la mobilité et au transfert de compétences est aussi un atout très précieux.

    Comment aborder la question des logiciels professionnels ?

    On doit les aborder de manière systémique et stratégique et ces deux conditions requièrent des compétences en informatique documentaire, mais aussi des aptitudes à la négociation et à la gestion de projet. C’est là à mon sens une question majeure car les choix logiciels sont aujourd’hui déterminants pour accompagner l’évolution d’un service culturel, à fortiori celui d’un réseau documentaire. Ces choix ne reposent pas que sur des critères techniques et fonctionnels (néanmoins déterminants), ils interrogent également le modèle économique (propriétaire ? open source ? communautaire ?) induit par tel ou tel logiciel, lui-même porté par une société (éditrice ou non) qui doit en assurer contractuellement le fonctionnement et l’évolution.

    Il faut donc travailler de concert avec la DSI communautaire, sans pour autant lui laisser l’arbitrage décisionnel sur les choix logiciels et plus encore sur celui du système d’information documentaire à construire et à développer. Le bibliothécaire responsable du SID doit aussi s’appuyer sur des référents au sein du réseau, chargés de tester les nouvelles versions et de faire remonter les bugs de fonctionnement et souhaits d’évolution. On est donc là à la fois sur le champ du stratégique et de l’opérationnel et l’enjeu, rappelons-le, est au final celui du service rendu à l’usager et, en matière informatique, celui-ci est de plus en plus exigeant, à juste titre. Rappelons enfin que le portail documentaire est l’outil qui concrétise le réseau et lui donne la plus grande visibilité institutionnelle.

    La mutualisation entraîne-t-elle une redéfinition des métiers ?

    La mise en réseau des bibliothèques ne remet nullement en question le cœur du métier, dans ses missions régaliennes de diffusion de la connaissance et de médiation culturelle. Elle en agrandit en revanche le cadre d’objectifs et en élargit le champ d’action, ce qui requiert une approche plus systémique des modes d’organisation ainsi qu’une capacité, sinon une appétence, à produire du commun… en commun.
    Pour en comprendre l’esprit et le mouvement, je renvoie à cette définition de la mutualisation que j’ai proposée en introduction de l’ouvrage collectif que j’ai dirigé : « La mutualisation est un processus de mise en commun, entre une pluralité d’acteurs et d’organisations, de ressources matérielles ou immatérielles, dans le but de produire une valeur collective ajoutée, dont chacune des parties pourra s’emparer pour ses propres fins ».

    Cet article vous intéresse? Retrouvez-le en intégralité dans le magazine Archimag !
    Archimag-320
    Nouvelle stratégie, réforme, réorganisation, choix économique, digitalisation… Les raisons d’une mutualisation ou d’une fusion de centres de documentation peuvent avoir diverses origines.
    Acheter ce numéro  ou  Abonnez-vous
    À lire sur Archimag
    Les podcasts d'Archimag
    Pour cet épisode spécial Documation, nous nous sommes penchés sur une autre grande tendance de l'année 2024 : la cybersécurité, et plus particulièrement la sécurité dans le domaine de la gestion des données. La protection des données contre les menaces internes et externes est non seulement cruciale pour garantir la confidentialité, l'intégrité et la disponibilité des données, mais aussi pour maintenir la confiance des clients. Julien Baudry, directeur du développement chez Doxallia, Christophe Bastard, directeur marketing chez Efalia, et Olivier Rajzman, directeur commercial de DocuWare France, nous apportent leurs éclairages sur le sujet.
    Publicité

    Serda Formation Veille 2023