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Camille Alloing : "Le levier émotionnel est survalorisé par les réseaux sociaux"

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    Camille Alloing, professeur au sein du Département de communication sociale et publique de l’Université du Québec à Montréal, directeur du Labfluens et chercheur au LabCMO. (DR)
  • Camille Alloing est professeur au sein du Département de communication sociale et publique de l’Université du Québec à Montréal, directeur du Labfluens et chercheur au LabCMO. Il est le co-auteur avec Julien Pierre d’une note de recherche sur le travail émotionnel numérique.

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    Votre réflexion porte sur le travail émotionnel numérique (Le travail émotionnel numérique : faire de ses clics un moyen d’éviter des claques. Question de communication, 2021) : de quoi s’agit-il ?

    Le travail émotionnel tel qu’il a été défini par la sociologue Arlie Hochschild désigne tout le travail qui consiste à modifier ses propres émotions pour pouvoir agir sur les émotions des autres dans le cadre d’une relation de service.

    Autrement dit, lorsque je suis face à quelqu’un de triste et que je souhaite lui remonter le moral, je vais travailler sur mes propres émotions pour montrer de la joie : en devenant joyeux, je peux atténuer la tristesse de la personne qui est en face de moi.

    Ce travail émotionnel s’inscrit dans le monde du travail. Arlie Hochschild a par exemple étudié le cas des hôtesses de l’air qui doivent sourire, car elles sont tenues de rassurer les voyageurs à l’intérieur de l’avion. Cette notion de travail émotionnel a peu à peu évolué pour s’intéresser à d’autres secteurs comme le soin et la médecine.

    Le travail émotionnel consiste également à gérer ses propres émotions. Pour reprendre le cas des hôtesses de l’air, elles doivent continuer à sourire même si elles éprouvent de la peur face à un passager agressif.

    Vous vous êtes particulièrement intéressé au travail des gestionnaires de communauté (community managers). Pour quelles raisons ?

    En 2017, j’avais publié avec Julien Pierre un livre intitulé Le web affectif (Le web affectif, une économie numérique des émotions, Camille Alloing et Julien Pierre, Ina Éditions, 2017) qui portait sur l’économie numérique des émotions.

    Lire aussi : Droit d’auteur : quelles obligations pour les veilleurs, documentalistes, community managers et iconographes ?

    Aujourd’hui, nous formons des gestionnaires de communauté à l’université. Ces gestionnaires jouent le rôle « d’interface émotionnelle » entre les organisations et les plateformes, entre le public et les organisations, mais aussi entre le public et les plateformes.

    Nous nous sommes intéressés à ces community managers pour toutes ces raisons et parce que leur façon de travailler n’est pas très connue. Ces personnes ont généralement un haut niveau d’étude sans disposer d’un salaire mirobolant.

    Elles sont souvent livrées à elles-mêmes dans des situations compliquées où elles doivent s’adapter continuellement au renouvellement des algorithmes. Elles doivent par ailleurs faire preuve d’empathie comme compétence.

    Certains community managers sont dotés d’un solide sens de l’humour face aux insultes et aux tweets agressifs. L’humour est-il une façon de réduire cette agressivité et de jouer la carte de la désescalade ?

    L’humour joue plusieurs rôles. Il permet bien sûr de réduire l’agressivité, mais il génère aussi du clic, ce qui est bon pour les plateformes. Ces dernières sont très standardisées et tout le monde fait la même chose ad nauseam : la police nationale fait les mêmes blagues que Carrefour ou PlayStation !

    Lire aussi : Les normes de la confiance numérique

    L’humour permet alors aux gestionnaires de communauté d’injecter un peu d’eux-mêmes et de mettre en avant leur propre créativité.
    Par ailleurs, l’humour permet aux community managers de se décharger de toute l’agressivité qu’ils voient passer au cours de leurs journées de travail.

    Le recours à la stimulation émotionnelle n’est-il pas consubstantiel aux réseaux sociaux ?

    Le recours à l’émotion est consubstantiel à toute forme de communication qui se veut engageante. Mais il y a eu un tournant avec les plateformes dans la mesure où la reconnaissance des émotions (émoji, like…) est devenue une stratégie des plateformes pour générer de l’audience.

    Ce levier émotionnel est survalorisé par les réseaux sociaux. Facebook, par exemple, se moque du contenu que vous partagez (tant qu’il ne viole pas la loi) mais accorde une attention extrême aux réactions : plus le contenu génère des réactions, plus il va être mis en avant et circuler. Facebook va tenir compte de vos réactions et des mots que vous utilisez. Au final, cela ressemble à une course à l’échalote, ou plutôt au clic.

    Quelle est la formation des community managers que vous avez rencontrés ?

    J’ai rencontré une vingtaine de community managers en France et une trentaine au Québec. Leurs profils sont assez différents. En France, il s’agit de personnes surdiplômées par rapport au poste qu’elles occupent, alors qu’au Québec les gestionnaires de communauté ont un poste correspondant à leur niveau d’étude.

    Une personne disposant d’un haut niveau de formation accédera plus rapidement à un poste stratégique au Québec.

    Mais les fonctions ne sont pas tout à fait les mêmes des deux côtés de l’Atlantique. En France, une partie de la stratégie repose sur les community managers, alors qu’au Québec il s’agit davantage d’un poste d’exécutant d’actions décidées par des personnes plus élevées dans la hiérarchie.

    Lire aussi : Community management et e-réputation : le droit d'auteur dans l'ADN

    Dans les deux cas, les gestionnaires de communauté doivent continuellement se former, car l’environnement des plateformes change tout le temps.

    Vous expliquez que les community managers semblent peu soutenus par leur direction. Comment l’expliquer ?

    Dans la plupart des cas, les directions ne comprennent rien à la gestion de communauté et elles ne s’y intéressent pas. Je me souviens d’une gestionnaire de communauté travaillant pour une institution régalienne au Canada qui publiait de nombreux messages au moment de la crise sanitaire.

    Ces messages généraient systématiquement des torrents d’insultes. Cette community manager avait beau expliquer à sa direction que les messages ne servaient à rien, qu’ils n’intéressaient personne et qu’ils généraient des insultes, la direction n’a rien voulu savoir.

    Les directions ne comprennent pas les plateformes pour plusieurs raisons : certaines ne sont pas acculturées et ne savent pas comment les réseaux sociaux fonctionnent, d’autres n’écoutent pas les retours que leur font les community managers alors que ces derniers ont une connaissance très fine de ce qui se passe.

    Vous écrivez que « le community management s’apparente au travail d’éditorialisation numérique des bibliothécaires, curateurs ou documentalistes. » Quels sont les liens entre ces différents univers ?

    Rappelons une évidence : le web est un ensemble de documents. Une grande partie du travail des gestionnaires de communauté consiste à partager des productions faites par d’autres : des articles de presse, des commentaires réalisés par le public, etc.

    Il s’agit bien d’un travail documentaire, car il faut sélectionner le bon document ou la source à partager. Il faut également savoir mettre ce travail en scène et en faire un document apte à circuler sur les plateformes et à capter l’attention du public. Sans oublier les tâches de recherche, d’indexation et de mise en forme. Tout ce travail documentaire est d’ailleurs invisibilisé par les community managers eux-mêmes.

    Au-delà des gestionnaires de communauté, quel est l’impact de ce travail émotionnel sur les pratiques professionnelles ?

    Il existe un courant de recherche issu des milieux marxistes et anarchistes italiens des années 1980 qui a donné naissance à une réflexion sur le travail immatériel. Ces chercheurs ont estimé que toute forme de travail immatériel nécessite une forme de travail affectif.

    À partir du moment où l’on est plus en relation directe avec un individu, il y a un besoin d’affection parce que les relations sociales fonctionnent avec des affects. Par exemple, le fait de placer un émoji dans un courriel est un microtravail affectif ! La pandémie de Covid-19 a illustré ce besoin d’affects que ce soit par Zoom ou via le courrier électronique.

    Comme l’avait souligné le Forum économique mondial de Davos en 2010, le capitalisme affectif deviendra la compétence clé des travailleuses et travailleurs. Leur performance sera de plus en plus évaluée à la façon dont ils gèrent leurs émotions et celles des autres. Cela mériterait d’être mis en valeur dans les formations dédiées aux professionnels de l’information-documentation.

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