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Ali Laïdi : "l'intelligence économique est une vision et une grille d’analyse politique du monde"

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    Ali Laïdi : "Ni les libéraux, ni la gauche ne veulent parler d'intelligence économique"
  • Ali Laïdi présente l'émission le Journal de l'intelligence économique sur France 24 et est chercheur associé au sein de l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). Il est également l'auteur de plusieurs ouvrages notamment Aux sources de la guerre économique (Armand Collin, 2012) et Les Etats en guerre économique (Seuil, 2010) qui lui a valu le Prix Turgot 2010 IES (Intelligence économique et stratégique).

    Votre Journal de l’intelligence économique sur France 24 est la seule émission française consacrée à ce sujet. Est-il impossible de parler d’IE à la télévision ?

    C’est même la seule émission consacrée à l’intelligence économique dans le monde ! Il n’est pas impossible de parler d’intelligence économique à la télévision, mais cette émission tient à une initiative personnelle et à mon propre parcours. Je suis spécialiste d’IE depuis 1997 et je constate que l’ensemble de la presse n’aborde ces questions que par le petit bout de la lorgnette : espionnage, coups tordus, scandales…

    Or, l’intelligence économique est un outil de veille, de recueil et d’analyse de l’information. C’est aussi une vision et une grille d’analyse politique du monde. Elle recouvre des stratégies fondamentales pour tous les types d’organisation : Etats, entreprises, ONG et même les individus. Chacun fait de l’intelligence économique sans même s’en apercevoir.

    Cela a-t-il été facile de convaincre les dirigeants de France 24 de consacrer une émission à l’intelligence économique ?

    Oui et non. Oui car à l’époque, l’intelligence économique était inconnue et quand les dirigeants de la chaîne ont vu le résultat à l’antenne, ils ont été très satisfaits. D’abord mensuelle, l’émission est passée à un rythme de deux par mois. Je pense qu’avec des moyens financiers et humains supplémentaires, elle pourrait devenir hebdomadaire.

    Non car il était difficile d’expliquer ce concept d’intelligence économique. J’ai alors expliqué qu’il s’agit d’économie avec une vision politique et insisté sur un fondement de l’économie : la compétition.

    Ce thème de la compétition économique doit parler au public spécifique de France 24…

    Tout à fait ! Ce thème parle non seulement à nos téléspectateurs européens, mais surtout dans le monde arabe et en Afrique où l’on est très à l’affût des questions d’intelligence économique.

    Plus qu’en France ?

    Non car la France est le pays d’Europe continentale qui a le mieux pris en main la question de l’intelligence économique avec le célèbre rapport Martre en 1994. Aujourd’hui, les Italiens, les Belges, les Hollandais, les Espagnols observent ce que nous faisons autour de ce concept. L’IE intéresse le monde arabe et l’Afrique car elle permet de revenir au rapport dit du faible au fort : le faible peut avoir une chance de s’en sortir grâce à l’information et à l’évitement de l’affrontement compétitif frontal.

    Les thèmes abordés dans votre émission montrent l’étendue de l’IE : investissements chinois en France, aide au développement, gastronomie, ressources naturelles… Comment choisissez-vous ces sujets ?

    La ligne éditoriale de l’émission peut se résumer ainsi : un enjeu et plusieurs acteurs qui se battent pour cet enjeu. La compétition est donc au cœur de l’émission. Je ne parle pas d’une entreprise parce qu’elle sort un produit ; je parle d’une entreprise parce qu’elle est confrontée à une situation de compétition. 

    Sur cette base, tout est compétition. J’ai donc fait des émissions consacrées à la compétition entre églises catholique et pentecôtiste au Brésil car ce sont des « méga églises » derrière lesquelles on trouve des société de BTP, des médias… Même les âmes humaines sont devenues un terrain de compétition ! J’ai également fait une émission sur les jeux vidéo car ce ne sont pas qu’un loisir : un gamin qui passe 300 heures devant un jeu vidéo est sensibilisé à des schémas de représentation du monde entre les bons et les méchants.

    Même chose pour la gastronomie. Grâce à la cuisine, un pays peut influencer un autre pays et diffuser une image dans le monde pour en vanter les attraits et faire venir des touristes. 

    Les entreprises s’expriment-elles facilement sur le sujet de l’intelligence économique ?

    Au milieu des années 90 absolument pas ! Il était impossible de les faire parler sur ce thème. Ma stratégie a alors consisté à aller voir les sociétés d’IE et les prestataires de services aux entreprises du Cac 40.

    Aujourd’hui, c’est plus facile car on n'aborde plus la question à travers le prisme des barbouzeries, mais en termes d’enjeux de puissance. Quand on aborde l’intelligence économique de cette façon, les chefs d’entreprise sont prêts à parler.

    Et les États ? 

    Il existe une expression d’Etat sur le sujet. Voyez le Haut responsable à l’intelligence économique (HRIE), d’abord incarné par Alain Juillet, puis par Olivier Buquen et désormais par Claude Revel. Claude Revel aujourd’hui (et hier Olivier Buquen) porte d’ailleurs le titre de Délégué interministériel à l’intelligence économique. Il y a bien une politique publique d’IE. Même chose aux Etats-Unis où des responsables de l’administration parlent ouvertement de la guerre économique et des intérêts de puissance.

    Dans votre ouvrage « Aux sources de la guerre économique », vous affirmez que ni les libéraux, ni la gauche ne souhaitent parler de guerre économique. Pour quelles raisons ?

    Pour les libéraux et le mythe du « doux commerce », le champ de l’économie est vierge de toute violence. A leurs yeux, cette violence ne s’exprime que dans le champ politique et il n’y a pas lieu de réguler le doux commerce. Ils refusent le discours de l’intelligence économique car ce discours montre qu’il existe bien un certain niveau de violence dans l’économie. Et ce discours oblige les États à intervenir : or, pour les libéraux, l’Etat n’est pas un acteur crédible dans les relations économiques.

    De l’autre côté, les altermondialistes estiment que les discours de l’intelligence économique sont produits par les libéraux afin de faire accepter les restrictions des droits et acquis sociaux si chèrement obtenus par les salariés. Or, quand ont connaît les penseurs de la guerre économique en France et même à l’étranger, on constate le contraire ! Ces penseurs défendent plutôt un modèle social avec le poids de l’Etat providence. Le discours porté par les spécialistes de l’IE en France est plutôt un discours de protection du modèle social et culturel de la France.

    Aujourd’hui quels sont les pays les plus en pointe en IE ?

    On trouve les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, puis les Japonais qui sont cependant en perte de terrain depuis quelques années. Quant aux Chinois, ils pratiquent une intelligence économique assez « brut de décoffrage » : avec un parti communiste comme parti unique, la Chine ne dispose pas d’acteurs privés à la hauteur des standards internationaux dans la recherche d’information.

    Quel est le rôle de l’information dans la guerre économique ?

    A partir du moment où l’on retient l’idée selon laquelle 90 % de l’information est accessible en source ouverte, il reste les 10 % qui intéressent les entreprises, les Etats, les organisations non gouvernementales. Ces 10 % permettent in fine de prendre la bonne décision. 
    Dans le champ de l’information, tout existe comme je l’ai écrit en 2004 dans « Les secrets de la guerre économique » : homicide, chantage, désinformation… 

    L’influence est une notion récurrente en IE. Comment s’exprime-t-elle ?

    Prenez l’exemple de la gastro-diplomatie. La France a perdu des parts de marché face à l’Espagne qui a mis en place une politique publique d’influence pour soutenir sa cuisine et ses cuisiniers dans le monde, le tout dans le cadre du mouvement de la Movida. Cela s’est traduit par d’importantes retombées médiatiques et économiques.

    Le Danemark a copié-collé la stratégie d’influence espagnole. Résultat, alors que ce pays est un désert gastronomique, ces deux dernières années, il arrive en tête du classement annuel des 50 meilleurs restaurants du monde. Ce classement a été créé de toutes pièces il y a quelques années par un petit magazine anglais de cuisine. Aujourd’hui, à l’international, on parle plus du classement anglais que du guide Michelin !

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