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Enquête : et si le papier était un jour interdit ?

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    Les chiffres révèlent que le cycle de vie complet du papier génère 1,3 % des émissions de GES de la planète. (Ksandrphoto/Freepik)
  • Se pourrait-il que nous nous retrouvions un jour au pied du mur, confrontés à l’obligation impérative de voir disparaître l’usage du papier ? Au point que le support papier pour l’information devienne "interdit" au bénéfice du support numérique ? S’agit-il d’un simple scénario dystopique ? Pourtant, les signaux faibles sont déjà là.

    enlightened CET ARTICLE A INITIALEMENT ÉTÉ PUBLIÉ DANS ARCHIMAG N°372


    Ha, mon livre en papier ! Oh, mon colis en carton ! Si l’on avait dit aux Français il y a 30 ans que la distribution de prospectus publicitaires dans les boîtes aux lettres serait un jour interdite ou qu’une facture devrait être obligatoirement émise au format électronique, pensez-vous qu’ils y auraient cru ?

    Loin de nous l’idée d’annoncer une quelconque prophétie catastrophique ou d’effrayer quiconque avec cet article. Compte tenu des impératifs écologiques actuels, tant au niveau des émissions de gaz à effet de serre (GES) que pour la préservation du patrimoine forestier, posons simplement le sujet sur la table et débattons-en.

    Le cycle de vie du papier

    C’est un fait : le cycle de vie de la production, de l’usage, du stockage et du recyclage du papier est plus émissif en GES que le numérique. Pour preuve, selon le référentiel des 21 indicateurs de la dématérialisation responsable, une lettre recommandée papier émet en valeur basse 35 grammes en équivalent CO2 (gCO2eq), contre 12 pour son homologue électronique.

    De même, un classement de dossier papier (sur étagères de bureau) émet 5 500 gCO2eq, contre 106 pour son équivalent dans un système de gestion électronique de documents (Ged), toujours en valeur basse et sur 5 années de conservation.

    Prenons la fabrication d’un journal de presse papier : son impression (entre 30 et 60 % du bilan carbone ou BC) et son transport (entre 10 et 20 % du BC) sont fortement émissifs (Chiffres Sami.eco, 2022) comparativement au numérique (notons néanmoins la consommation spécifique de plus de métaux rares par le numérique).

    Lire aussi : Digitalisation responsable : la marche à suivre

    De facto, le différentiel entre le support numérique (en calculant les émissions pour l’ensemble du cycle de vie et selon la règle du bilan carbone) et le support physique papier est considérable, et bien en défaveur du papier. Le résultat est contre-intuitif, mais réel !

    Et les enjeux sont critiques à l’échelon de la planète : les chiffres révèlent que le cycle de vie complet du papier génère 1,3 % des émissions de GES de la planète ("Limited climate benefits of global recycling of pulp and paper", Nature Sustainability, 2020).

    À noter que cette évaluation porte uniquement sur la chaîne de fabrication, de transport et de recyclage, sans pour autant prendre en compte la chaîne de traitement, de classement et d’archivage des documents sur support papier. On gardera pour cette note cet ordre de grandeur actuellement disponible en attendant les mesures d’impact sur le cycle de vie complet de la gouvernance de l’information en format physique (impression, circulation, classement, conservation des archives).

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    En parallèle, le cycle de vie du numérique est responsable de 3 à 4 % des GES au niveau mondial. Certains experts affirment même que ces chiffres, qui datent de 2018, seraient aujourd’hui sous-évalués, et que le numérique représenterait aujourd’hui 5 % des GES de la planète.

    Accumulation papier + numérique

    Partons donc du principe que le cumul du numérique (5 %) et des supports papier ou analogiques (1,3 %) s’élève réellement à 6,3 % des émissions de carbone à l’échelle mondiale (nonobstant la répartition du papier graphique par rapport aux autres catégories). Et comparons ce cumul avec le modèle pour les ressources en énergies : on constate que les nouvelles énergies ne remplacent pas les énergies existantes.

    Pour preuve, le charbon est loin de disparaître ; c’est une ressource qui se cumule au pétrole, au gaz, à l’électricité et maintenant à l’hydrogène. L’enseignement à tirer est clair : les nouvelles ressources ne remplacent pas mécaniquement les précédentes, loin de là.

    Pour filer cette parabole, il faut prendre conscience que le support de l’information physique ne sera pas remplacé par les données numériques et ne disparaîtra donc pas automatiquement. Il restera cumulatif, avec pour conséquence le maintien des moyens de production et des moyens de transport pour la filière du papier graphique, ainsi que le maintien de ceux de la filière numérique pour la production et le transport du matériel.

    Croissance du numérique VS réduction du papier

    Analysons plus en détail les tendances de la croissance du numérique versus la réduction de la production de papier graphique. Selon l’étude prospective réalisée par l’Ademe et l’Arcep en 2023, le numérique, support de l’information sous toutes ses formes - données structurées comme non structurées (data comme documents) - est amené à progresser naturellement selon une croissance de 45 % dans les dix prochaines années (avec les modulos formulés selon différents modèles à savoir : écoconception généralisée = + 5 %, écoconception modérée = + 20 %, écoconception frugale = - 16 %).

    En parallèle, selon la feuille de route de l’industrie papetière publiée par Copacel en février 2022, l’évolution de cette industrie (et en particulier celle du papier graphique, qui nous intéresse ici davantage) marque un prévisionnel 2020-2030 de réduction de la production de 19 %.

    Les chiffres du groupe La Poste, qui évoquent une chute vertigineuse du courrier, parlent également d’eux-mêmes : 18 milliards de lettres ont été envoyées en 2018, contre 6 milliards seulement en 2023, avec une perspective de 3 milliards en 2030.

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    "C’est terrible !", commentait Philippe Wahl, président-directeur général de La Poste, dans le journal Sud-Ouest en octobre dernier. "C’est ça qu’on vit. Quand on se dit : il y a des changements à La Poste, on ne comprend pas ce qui s’y passe… Voilà ce qui se passe, il faut qu’on s’adapte à ça".

    De son côté, la presse papier ne cesse également de reculer. Selon les données sur la diffusion et la fréquentation des titres et sites des éditeurs de presse sur l’année 2022 de l’Alliance pour les chiffres de la presse et des médias (ACPM), 7,3 millions d’exemplaires de la presse française ont été diffusés chaque jour en moyenne en 2022, englobant les titres et sites grand public, professionnels et gratuits.

    L’année précédente, ce chiffre était de 8,1 millions. Les versions numériques individuelles pèsent d’ailleurs pour 21 % des ventes de la presse grand public française.

    Quant au marché du livre papier et des ebooks, l’institut GFK notait en février 2021 une percée du format numérique lors des confinements de 2020, avec une pointe à 5 % (un point de plus qu’en 2019).

    Signalons les tout derniers chiffres publiés en janvier 2024 : il ne s’est vendu en 2023 "que" 351 millions de livres imprimés neufs, ce qui représente une baisse de 4 % par rapport à l’année précédente. Parallèlement, les achats "au titre" de livres numériques repartent à la hausse (+ 5 % par rapport à 2022), sans toutefois dépasser le palier atteint en 2020.

    À noter enfin que le livre audio, cet "objet" numérique qui nécessite une écoute sur tablette ou smartphone en streaming ou via un téléchargement, se développe. Ces chiffres confirment tout de même la résistance du livre papier, dont l’usage ne semble pas prêt de disparaître (à moins qu’on nous y oblige ?). Il n’y a qu’à interroger son voisin, ses amis ou sa famille pour entendre le fameux "moi, je préfère lire sur papier !".

    Les signaux faibles de la fin du papier

    Alors, quels sont les fameux signaux indiquant que les réglementations s’invitent actuellement pour rendre obligatoire la réduction, voire la suppression du papier, tout en développant les bonnes pratiques d’un numérique responsable ?

    • la directive européenne 2019/882 du Parlement et du Conseil européens du 17 avril 2019 relative aux exigences en matière d’accessibilité applicables aux produits et services précise les obligations à respecter pour faciliter l’accès aux œuvres protégées par le droit d’auteur des personnes en situation de handicap. Elle stipule notamment que des "caractéristiques propres à des ouvrages particuliers comme les bandes dessinées, les livres pour enfants et les livres d’art devraient être prises en compte eu égard à toutes les exigences applicables en matière d’accessibilité" ;
    • la loi n° 2020-105 du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire, dite "Loi Agec", prévoyait l’interdiction d’imprimer systématiquement les tickets de caisse et facturettes de cartes bancaires, à partir du 1er avril 2023 ;
    • l’article 21 de la loi Climat et résilience (Loi 2021-1104 du 22-8-2021) prévoyait un dispositif pour réduire le gaspillage papier et la publicité non désirée : le principe du "Oui Pub", expérimenté dans 14 territoires, interdit la distribution à domicile de prospectus publicitaires non adressés, sauf autorisation expresse et visible sur la boîte aux lettres (BRDA 18/21 inf. 15 nos 31 s.) ;
    • le projet d’obligation de facturation électronique entre les entreprises françaises assujetties à la TVA interviendra à partir de 2026. Bien que cette obligation opérationnelle ait pris un peu de retard, elle signe malgré tout la mort annoncée de la facture papier ;
    • le décret relatif à la suppression de la "carte verte" pour l’assurance automobile a été publié au Journal officiel le 9 décembre 2023, et celle-ci disparaîtra donc à compter du 1er avril 2024. Elle sera remplacée par la consolidation d’un fichier national qui permettra les contrôles, y compris automatiques, des infractions ;
    • dans le cadre de la "planification écologique du système de santé", le gouvernement a annoncé en décembre 2023 le lancement d’une expérimentation : celle-ci prévoit l’ajout, dès cette année, d’un QR code sur certaines boîtes de médicaments qui permettra d’accéder à leur notice en ligne. Au terme de cette expérimentation, il s’agira, selon le gouvernement, "d’évaluer l’appropriation du QR code par les patients et en fonction des résultats, cela pourra évoluer vers une suppression de la notice papier" (AFP, 15 décembre 2023).

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    Certes, pris indépendamment, ces exemples qui oscillent entre une obligation de supprimer le support papier et celle de produire un format numérique ne sont encore que des signaux faibles… Mais ajoutés les uns aux autres, on ne serait pas loin de penser qu’ils puissent un jour constituer un signal fort de l’abandon, voire de l’interdiction à venir du format papier.

    En attendant, réjouissons-nous : des allégations ont circulé au cours de l’été 2023 selon lesquelles l’Union européenne envisageait d’éliminer progressivement le papier toilette. Un porte-parole de la Commission européenne s’est exprimé au sujet de cette fake news auprès de l’AFP : "l’UE n’a pas l’intention d’interdire le papier toilette". Jusqu’à quand… ?

    Pierre Fuzeau
    [Coprésident et cofondateur du groupe Serda Archimag]

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    Pour cet épisode spécial Documation, nous nous sommes penchés sur une autre grande tendance de l'année 2024 : la cybersécurité, et plus particulièrement la sécurité dans le domaine de la gestion des données. La protection des données contre les menaces internes et externes est non seulement cruciale pour garantir la confidentialité, l'intégrité et la disponibilité des données, mais aussi pour maintenir la confiance des clients. Julien Baudry, directeur du développement chez Doxallia, Christophe Bastard, directeur marketing chez Efalia, et Olivier Rajzman, directeur commercial de DocuWare France, nous apportent leurs éclairages sur le sujet.

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