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La numérisation en bibliothèque : quels droits pour quelles oeuvres ? – Partie 2

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    La numérisation pose des problèmes d'ordre juridique. Crédit : PixaBay
  • Nous continuons et achevons notre panorama de la numérisation en bibliothèque. Après avoir évoqué l’exception pour les bibliothèques, revisitée à la lumière de l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 11 septembre 2014, nous abordons les deux autres points : les œuvres orphelines et celles tombées dans le domaine public.

    1. La directive et le projet de loi pour les œuvres orphelines

    Le gouvernement a arrêté, lors du conseil des ministres du 22 octobre 2014, un projet de loi à l’intitulé sibyllin : « Adaptation au droit de l'Union européenne dans les domaines de la propriété littéraire et artistique et du patrimoine culturel ». Sous ce titre fourre-tout se glisse la transposition de trois directives européennes :

    • Directive 2011/77/UE du Parlement européen et du Conseil du 27 septembre 2011 modifiant la directive 2006/116/CE relative à la durée de protection du droit d’auteur et de certains droits voisins, qui porte à 70 ans la durée de protection des droits d’exploitation des titulaires de droits voisins (artistes-interprètes, producteurs phonographiques et audiovisuels, entreprises de communication audiovisuelle), voir notre article sur le droit des artistes-interprètes : Archimag n°266, juillet-août 2013 ;
    • Directive 2012/28/UE du Parlement européen et du Conseil du 25 octobre 2012 sur certaines utilisations autorisées des œuvres orphelines ;
    • Directive 2014/60/UE du Parlement européen et du Conseil du 15 mai 2014 relative à la restitution de biens culturels ayant quitté illicitement le territoire d'un État membre et modifiant le règlement (UE) n°1024/2012.

    C’est la partie qui concerne la numérisation des œuvres orphelines qui retiendra ici notre attention. Le communiqué du conseil des ministres définit clairement les éléments du projet : « Il permet aux bibliothèques accessibles au public de numériser et de mettre à la disposition de leurs usagers des œuvres appartenant à leurs collections et considérées comme orphelines […]. Ces œuvres sont ainsi rendues accessibles au plus grand nombre, grâce au support numérique et dans un cadre non lucratif. »

    A. Notion d’œuvre orpheline

    C’est une notion qui est déjà définie dans notre code de la propriété intellectuelle à la suite de la loi du 1er mars 2012 : « L'œuvre orpheline est une œuvre protégée et divulguée, dont le titulaire des droits ne peut pas être identifié ou retrouvé, malgré des recherches diligentes, avérées et sérieuses » (article L.113-10 al.1er).

    B. Les œuvres concernées

    Le projet de loi vise très largement les catégories d’œuvres concernées (projet d’article L.135-1 1° a et b) :

    • oeuvres publiées sous la forme de livres, revues, journaux, magazines ou autres écrits ;
    • oeuvres audiovisuelles ou sonores ;
    • qui font partie de leurs collections ou qui ont été produites par les établissements bénéficiaires du droit de numériser.
    C. Les bénéficiaires du droit de numériser

    Aux termes du projet d’article L.135-2 al.1er, renvoyant à L.135-1 1° a et b, il s’agit des :

    • bibliothèques accessibles au public, musées, services d'archives, institutions dépositaires du patrimoine cinématographique ou sonore, établissements d'enseignement ;
    • organismes de radiodiffusion de service public.
    D. Un nouvel espace de liberté culturelle

    Ainsi se dessine un espace de liberté pour numériser et rendre consultables sans but lucratif un grand nombre d’œuvres plus récentes que celles tombées dans le domaine public, pour peu que les titulaires de droit n’aient pas été retrouvés.

    E. Centralisation des recherches diligentes, avérées et sérieuses

    Le projet d’article L.135-3 définit la procédure de recherches qu’il faut avoir accompli pour être libre de lancer une numérisation. Le même article prévoit aussi une centralisation au niveau de l’Union européenne de l’information sur les recherches et sur la numérisation, auprès de l'Office de l'harmonisation dans le marché intérieur (OHMI) qui ainsi proposera une base de données des œuvres déclarées orphelines et numérisées. Si cette base révèle que des recherches ont déjà été réalisées sans succès, l’établissement qui projette la numérisation pourra se dispenser de ces démarches.

    F. Le régime droits voisins

    Pour ce qui est des droits voisins, le projet de loi sur les œuvres orphelines prévoit que les mêmes dispositions s’appliquent aux droits voisins. Il s’ensuit que pour les œuvres qui mettent à contribution des artistes interprètes et des producteurs de phonogrammes ou de vidéogrammes – donc tout l’audiovisuel au sens large, audio et vidéo –, les mêmes démarches doivent être conduites et le cas échéant centralisées au niveau européen.

    2. Ne pas confondre avec les « œuvres du 20e siècle »

    La notion d’« œuvre orpheline » a déjà été intégrée dans le droit français, sur le terrain tout proche des « œuvres du 20e siècle devenues indisponibles ». Sous l’évidente pression des groupes éditoriaux, le législateur français avait déjà pris des dispositions sur le sort de telles œuvres : leur réédition numérique peut être décidée sans l’accord de leurs auteurs (loi n°2012-287 du 1er mars 2012 relative à l'exploitation numérique des livres indisponibles du 20e siècle, contre laquelle nous avons formulé en son temps de vives critiques).

    Bien sûr, les deux concepts d’œuvres orphelines et d’œuvres du 20e siècle devenues indisponibles se recoupent en partie, mais les effets de droit des deux législations sont différents :

    • dans le cadre de la loi du 1er mars 2012, on a facilité le travail de réédition numérique des éditeurs, mais uniquement pour le 20e siècle, et sous réserve de rémunération des ayants droit, s'ils se font connaître ;
    • dans le cas du projet qui nous occupe, on permet aux établissements culturels d’en faire de même pour toute œuvre déclarée orpheline, sous les conditions prévues par la directive d’octobre 2012.

    3. Liberté de numérisation pour les œuvres dans le domaine public

    Pour toutes les œuvres qui sont dans le domaine public, rappelons qu'il est possible de les exploiter librement, donc de toutes les numériser pour les rendre aisément accessibles. Cela peut s’avérer utile, voire indispensable, notamment lorsque les supports sont dégradés, et pour les ouvrages, surtout lorsque les éditions sont épuisées.

    La seule question très pratique à se poser est de bien s’assurer qu’une œuvre donnée est bien dans le domaine public, donc vérifier que l’auteur est bien décédé dans les délais prévus par l’ancienne règle des 50 ans ou la nouvelle règle des 70 ans, prendre en compte ou non les années de guerre et les morts pour la France… Tout un casse-tête que nous avons déjà évoqué dans le n°244​ d'Archimag en mai 2011.. De la même manière, il conviendra, pour des œuvres audiovisuelles, de s’assurer que les droits voisins sont eux aussi dans le domaine public (ancienne règle des 50 ans post-enregistrement, ou 70 ans depuis le 1er novembre 2013).

    4. Quid du droit moral ?

    Dans tous les cas de figure, il importe de rappeler que le droit moral (droit au nom et droit au respect de l’œuvre ou de l’interprétation) étant perpétuel, quelle que soit l’ancienneté de l’œuvre et ou de l’interprétation, il est hors de question d’omettre de mentionner le nom de l’auteur et éventuellement des interprètes, ou de modifier l’œuvre ou son interprétation d’une quelconque manière et, notamment, pour les œuvres picturales, sonores ou audiovisuelles, en les dénaturant par une numérisation de mauvaise qualité (Cour d’appel de Paris, 14 mars 2007, Moulinsart [les ayants droit d’Hergé] c/ Neret-Minet).

    5. Le droit applicable pour les deux derniers volets de la numérisation

    • Directive 2012/28/UE du Parlement européen et du Conseil du 25 octobre 2012 sur certaines utilisations autorisées des œuvres orphelines.
    • Projet de loi MCCB1421649L arrêté lors du conseil des ministres du 22 octobre 2014, projet n°2319 à l’Assemblée nationale, notamment son titre II, articles 3 à 5, abrogeant l’article L.134-8 du CPI, modifiant le L.134-5 et créant un chapitre 5 au titre III du livre 1er du code de la propriété intellectuelle : articles L.135-1 à 7, insérant enfin un article L.211-7 étendant les mêmes dispositions au bénéfice des titulaires de droits voisins. Ce texte a été adopté définitivement par le Sénat le 10 février 2015. Il n'est pas encore promulgué au moment où nous mettons sous presse.   

    Didier Frochot

    www.les-infostrateges.com

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