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Google vs Qwant : un combat stratégique

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    Jérôme Bondu : "Analyser Qwant sous un angle uniquement opérationnel et conclure que l’outil est à mettre à la poubelle témoigne d’un manque d’analyse stratégique patent". (Doug88888 via Visual Hunt / CC BY-NC-SA)
  • Sommaire du dossier :

    Vous connaissez Qwant ! C’est le moteur de recherche "made in France" qui préserve une certaine forme d’anonymat. Moins puissant que Google ou Bing, il tente néanmoins de se frayer un chemin. Pour certains professionnels de l’information, il faut utiliser le meilleur des moteurs. Et donc l’utilisation de Google ne fait pas de doute. Pour d’autres, la faiblesse actuelle de la recherche avec Qwant n’est qu’un des éléments de l’équation. Et cela ne doit pas freiner son utilisation et sa promotion. C’est la position que je vais défendre dans cet article.

    1. Vision opérationnelle

    Dans un souci d’efficacité, si l’on doit trouver « ici et maintenant » les meilleurs résultats à une requête, alors là oui, j’opte pour Google. Et je recommande à tout le monde de faire de même. Mais cette situation incarne-t-elle la majorité des cas ? Je ne le pense pas.

    2. Vision technique

    Pour l’immense majorité des requêtes du grand public Qwant suffit bien largement. Trouver un bon film, la recette de la tarte tatin ou une image de Pokemon ne revêt pas d’intérêt stratégique. Qwant trouvera des informations bien assez pertinentes. Le grand public ignore tout des opérateurs de recherche ; la majorité des requêtes de par le monde comporte trois mots-clés. Pourquoi promouvoir exclusivement Google là ou Qwant fera l’affaire ?

    En outre, plus on utilise un moteur de recherche, plus il se bonifie. Comme tous les outils fonctionnant sur le modèle de la régie publicitaire, plus on le consulte, plus il a de « vues », plus la publicité lui rapporte, plus il peut investir en recherche et développement. Pratiquement tous les moteurs fonctionnent sur ce modèle, Google étant le premier en terme de chiffre d’affaires. L’hyper-moteur a déclaré 75 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2015, dont une très grosse part provient de la pub. Utiliser Qwant permet donc de d’améliorer ce moteur « made in France ».

    Penser que les dés sont jetés et que la situation actuelle est immuable est totalement contraire à l’esprit du web. Internet, n’est-ce pas ce réseau distribué censé redonner du pouvoir à tout un chacun ? Quel pessimisme pousse certains à penser que Google ne peut être bousculé ?

    On peut ajouter que l’appréciation de Google est en partie psychologique. Des sociologues ont fait des « tests en aveugles », en présentant des résultats de différents moteurs de recherche à des cobayes. Lorsque les résultats ne mentionnent pas leur provenance, l’appréciation est également répartie entre Google et d’autres moteurs. Lorsque les résultats mentionnent le moteur, Google remporte alors tous les suffrages.

    3. Vision sociétale

    Abordons maintenant le respect de la vie privée. Là où Google est intrusif et carnassier, Qwant protège et anonymise votre utilisation. Il n’est pas le seul à se positionner sur ce créneau : Duckduckgo ou Startpage jouent sur le même registre. Et ils ont raison.

    N’ayons pas peur des mots : l’utilisation unilatérale de Google est un danger démocratique et économique. En effet si vous utilisez une messagerie Gmail et le navigateur Chrome, et que vous avez un appareil de téléphone sous Androïd, vous être totalement transparent. Google connait tous vos déplacements (même quand la « position » sur votre téléphone est désactivée), tout votre réseau relationnel (via votre carnet de contacts Gmail), tous vos échanges de mails, tous les sites que vous visitez… Si en plus vous utilisez Google Agenda, Google Drive, Youtube, vos rendez-vous, vos documents, vos centres d’intérêts sont aussi « digérés ».

    Parano ? Non, factuel. On ne compte plus les articles qui mettent en garde contre la boulimie de Google. « Si vous avez lu ou cliqué sur quelque chose sur le web, alors Google le sait d’une manière ou d’un autre », prouvent des chercheurs de Princeton. Rappelons aussi que pour Vinton Cerf, chef évangéliste chez Google, « la vie privée peut être considérée comme une anomalie » (2). Quel monde voulons-nous ?

    4. Vision macroéconomique

    Plaçons-nous maintenant sur une logique macroéconomique. Il faut à tout prix éviter la situation de monopole de la recherche sur internet. Même si Google est actuellement le meilleur, est-ce une raison pour en faire le seul ? Quand on sait que Google est utilisé dans 93 % des recherches en France (environ 70 % à travers le monde), on ne peut que frémir face à cette dépendance informationnelle. Si l’information est le pétrole du XXIe siècle, ne devons-nous pas chercher une certaine autonomie ? Imaginez que TF1 soit la seule chaîne de télévision. Imaginez que nous revenions au temps de l’ORTF ? Ce serait une révolution populaire.

    Paradoxalement, c’est cette situation monopolistique que nous sommes en train de recréer au niveau de la recherche d’information. Or comme on le sait : tout monopole est destructeur de valeur. A terme, cela conduit à une situation de rente et une baisse des prestations. Constituer un contre-pouvoir, un point de comparaison est essentiel.

    Et l’on peut mesurer l’appétit du géant de Mountain View au rythme de ses acquisitions. Ses ambitions dans la robotique ou la santé peuvent légitimement faire peur. Sans compter son potentiel de croissance. Un seul exemple : Olivier Andrieu dans un billet alarmiste évoque la possibilité qu’un jour Google propose à partir du moteur de recherche un renvoi vers la version cache. Et pour citer cet expert du SEO (search engine optimisation) : « Un internaute pourrait alors rester sur Google (...), consulter vos pages, mais tout cela sans générer une seule visite sur votre site ». CQFD !

    5. Vision géopolitique

    Adoptons maintenant une vision géopolitique. On peut quand même raisonnablement pousser au développement d’un outil européen (Qwant est détenu à 20 % par l’allemand Springer) ! Aucun chauvinisme, euro-patriotisme ou anti-américanisme mal placé à ce niveau. Il me semble que les Européens méritent d’avoir un minimum de « souveraineté informationnelle ». Comme cette expression est mal comprise, il faut rappeler (encore et encore) qu’internet n’est pas un outil neutre. Sortons de la “bisounourserie” et voyons les choses en face : internet est un champ de bataille. Christian Harbulot, directeur de l'École de guerre économique, a fait un bel article sur le sujet (Internet, outil de puissance géopolitique ?). Pascal Perri dans son livre Google, un ami qui ne vous veut pas que du bien (éditions Anne Carrière, 2013) (5), Pierre Bellanger dans son livre Souveraineté informationnelle (éditions Stock, 2014) ou plus récemment Ali Laïdi dans sa monumentale Histoire mondiale de la guerre économique (éditions Perrin, 2016)... l’écrivent et le démontrent. Et ce champ de bataille a vu les Européens déserter sans même combattre.

    On peut croire encore à la réussite d’un projet industriel numérique européen. Ceux qui enterrent Qwant aujourd’hui, auraient rigolé dans les années 70 face à un certain Bernard Esambert proposant la création d’un concurrent à Boeing. Bien des sceptiques à l’époque ont dû arguer que l’on ne peut rien faire face au leader américain. Pourtant chacun peut apprécier aujourd’hui la réussite d’Airbus qui résulte d’une volonté forte, tant politique, économique, qu’industrielle. Il faut lire son ouvrage précurseur écrit en 1971 « Guerre économique mondiale » (éditions Olivier Orban, 1992), ou plus récemment son autobiographie « Une vie d’influence » (éditions Flammarion, 2013).

    Il faut replacer le monde européen sur l’échiquier numérique. Louis Pouzin dans une récente interview a rappelé que l’Europe a été autant moteur que les Etats-Unis dans la création d’internet. Nous sommes en train de renier notre propre création. Pour mémoire, Louis Pouzin n’est autre que l’inventeur du datagramme « et a contribué au développement des réseaux à commutation de paquets, précurseurs d'internet. Ses travaux ont été utilisés par Vint Cerf pour la mise au point de l'internet et du protocole TCP/IP ». Son apport dans la création d’internet est salué partout… sauf dans sa patrie où il n’a reçu aucune distinction. Honte à nous !

    Il me faut souligner au terme de cet article que je n’ai rien contre Google (Alphabet). Ces outils sont géniaux. J’ai par contre une vraie amertume et une vraie frustration quand je vois que les enjeux du web ne sont absolument pas compris et que nos forces sont sacrifiées et dénigrées.

    6. Que conseiller ?

    Soyons bref et opérationnel :

    • première étape : utiliser en parallèle deux navigateurs : Firefox avec Qwant comme moteur de recherche par défaut, et Chrome avec Google ;
    • seconde étape : tenter une “dégooglisation” progressive avec Framasoft qui propose des alternatives aux produits Google.

    Au final, il me semble qu’analyser Qwant sous un angle uniquement opérationnel et conclure que l’outil est à mettre à la poubelle témoigne d’un manque d’analyse stratégique patent. Une prise en compte globale des enjeux liés à l’utilisation des moteurs de recherche incite plutôt à multiplier les outils pour éviter une situation monopolistique. Et quitte à promouvoir un autre outil, autant qu’il soit européen.

    Jérôme Bondu

    Directeur d’Inter-ligere.fr - Conseil en intelligence économique
    Sur Twitter : @interligere


    + repères

    Google vs Bing vs Qwant

    interligere

    Objectif de la cartographie

    Il existe différentes solutions pour mesurer la similarité des réponses entre différents moteurs de recherche. Dans l’exemple ci-joint nous allons cartographier les réponses de Google, Bing et Qwant avec Gephi.
    L’objectif est de mesurer si Qwant apporte des réponses communes avec les deux autres moteurs.

    Mode opératoire

    • La même requête a été recherchée sur Google, Bing et Qwant : intitle:"intelligence économique" intitle:"veille stratégique”
    • Les 100 premiers résultats des trois moteurs ont été compilés (il n’y en avait que 49 pour Qwant)
    • Ces résultats ont été traités dans un tableur pour ne garder que les noms de domaine. Par exemple le résultat trouvé par Google “www.formation-serda.com/formations.../intelligence_economique_veille_strategique” a été réduit en “formation-serda.com”
    • Puis ces résultats ont été cartographiés avec Gephi

    Description

    • Les bulles rouges représentent les résultats trouvés sur les trois moteurs de recherche
    • Les bulles roses représentent les résultats trouvés sur deux moteurs à la fois
    • Les bulles violettes n’ont été trouvées que sur un moteur
    • 25 résultats ont été trouvés sur les trois moteurs
    • 21 résultats sont communs à deux moteurs uniquement : Google et Bing
    • 19 résultats sont communs à deux moteurs uniquement : Bing et Qwant
    • 0 résultat commun à uniquement Qwant et Google

    Analyse

    • Dans cet exemple, on voit qu’utiliser Qwant vous donnera 25 résultats qui ont aussi été trouvés par Bing et Google. Plus 19 résultats communs avec Bing uniquement. Soit 44 résultats. Qwant a trouvé 49 résultats en tout (la différence entre 44 et 49 tient dans le fait que certains sites ont été trouvés plusieurs fois, par exemple : acrie.fr).
    • Donc près de 90 % des résultats de Qwant sont aussi trouvés par un des deux grands moteurs de recherche.
    • La similitude des résultats avec Bing n’est pas un hasard car Qwant s’appuie en partie sur le moteur de Microsoft. Qwant explique qu’en parallèle du développement de leurs propres crawlers, il utilise l’index Bing.
    • Attention : pour avoir reproduit de nombreuses fois cet exercice les résultats peuvent être différents. Mais nous avons néanmoins ici une tendance.
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