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Serge Tisseron : "croiser des questions de mémoire, de photographie et d’IA"

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    Portrait de Serge Tisseron. (Alexandre Marchi)
  • Serge Tisseron est psychiatre, docteur en psychologie et s’intéresse depuis longtemps aux relations que nous entretenons avec les technologies. Il vient de publier "Le jour où j’ai tué mon frère — Quand l’IA fabrique la photographie de nos souvenirs", paru aux Éditions Lamaindonne. Découvrez le podcast de la rencontre en fin d'article.

    couv_archimag_383_methodes_et_outils_pour_reussir_sa_gestion_de_projet_de_transformation_digitale-1_page-0001.jpgenlightenedCET ARTICLE A INITIALEMENT ÉTÉ PUBLIÉ DANS ARCHIMAG N°383

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    Comment la psychiatrie du XXIe siècle doit-elle appréhender la relation entre l’humain et l’IA ?

    L’intelligence artificielle (IA) concentre beaucoup d’espoirs et d’inquiétudes. Il est essentiel de comprendre que le poids des modèles économiques qui l’entourent est extrêmement important. Si le modèle d’IA est conçu avant tout pour faire du profit à tout prix, il risque de reproduire les dérives observées avec les réseaux sociaux, voire de les amplifier : risques de solitude encore plus grands, repli et confiance absolue vis-à-vis de l’IA, avec de possibles manipulations…

    En revanche, si le modèle que nous valorisons tourne autour du bien commun et de valeurs éthiques et frugales, nous pouvons espérer une utilisation plus collaborative et davantage orientée sur le développement des capacités personnelles de chacun.

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    Comment a débuté l’histoire de votre dernier livre ? Quelle a été votre démarche ?

    Un jour, en rangeant un placard, je suis tombé sur un vieil album de famille que mon père m’a donné un peu avant sa mort. J’y ai retrouvé une série de photographies qui me renvoyaient à des souvenirs très précis : mon frère et moi, à respectivement 14 et 10 ans, jouant à l’Indien et au cow-boy.

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    Mais une photo, très précieuse à mes yeux, manquait : celle où j’avais le dessus, lorsque le valeureux cow-boy que j’étais abattait l’Indien. Je l’ai d’abord dessinée, puis j’ai eu l’idée de la fabriquer avec une IA. C’est le point de départ d’une réflexion qui croise des questions de mémoire individuelle et familiale, de photographie et d’IA.

    L’image générée par l’IA n’a pas grand-chose à voir avec l’originale, que j’ai finalement retrouvée, mais elle m’éclaire formidablement sur la complexité de ma relation avec mon frère.

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    Comment avez-vous créé cette image ?

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    Au départ, j’ai essayé différentes IA multimodales plusieurs fois et ça n’a pas du tout fonctionné. Le hasard a fait que j’ai ensuite rencontré les artistes Lucie de Barbuat et Simon Brodbeck (Artistes franco-allemands qui explorent l’histoire de la photographie et la représentation de la réalité dans la photographie contemporaine), qui utilisent beaucoup l’IA dans leurs créations.

    À quatre, nous avons réussi à créer avec Midjourney une image qui me convenait très bien : elle était le reflet de ce que je me rappelais avoir éprouvé quand j’étais enfant.

    Quel est votre regard sur la place qu’occupent les prompts dans la création des images ?

    La capacité de l’esprit humain de passer des mots aux images ou des images aux mots m’a toujours paru formidable ! Que les IA génératives nous fassent renouer avec cette compétence et nous obligent à bien manier la syntaxe pour communiquer avec elles me semble positif. Il serait fabuleux que l’école insiste sur la nécessité d’apprendre à s’exprimer clairement et à enrichir son vocabulaire pour bien utiliser les IA.

    Une photographie a-t-elle jamais été véritablement fidèle à la réalité ?

    Cela fait longtemps que nous sommes invités à rompre avec l’idée que la photographie serait une image de la réalité. Ce qui change avec l’IA, c’est que nous fabriquons tout dès l’origine, avec un outil qui impose ses propres algorithmes et avec l’influence des bases de données qui ont servi à son entraînement.

    Par exemple, Lucie de Barbuat et Simon Brodbeck ont voulu recréer la fameuse photographie de John Lennon et Yoko Ono (Célèbre photographie sur laquelle le musicien est nu et enlace Yoko Ono, entièrement habillée), prise par Annie Leibovitz. Midjourney a accepté de représenter une femme nue aux côtés d’un homme habillé, et les deux dans la même tenue (vêtus ou non).

    En revanche, l’IA a systématiquement refusé de générer une image de John Lennon nu avec Yoko Ono habillée. Dans ce cas précis, nous constatons que l’IA répond à des stéréotypes, puisque nous avons un moyen de comparaison. L’IA impose donc ses propres contraintes à notre insu et le risque serait de l’oublier, par exemple, lorsque nous voulons créer un souvenir subjectif.

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    Les photos fabriquées par l’IA pourraient-elles entrer dans nos albums de famille ?

    La logique de l’album de famille permet d’homogénéiser les représentations. Lors d’un événement, chacun vit les choses différemment, mais tout le monde est montré souriant et heureux sur les photos. Au fil des années, nous nous familiarisons avec l’idée que ce jour-là était formidable. La photographie familiale joue un rôle dans la construction d’une mythologie familiale.

    Doisneau disait que nous prenons des photographies pour les montrer à nos proches et en parler avec eux. Cela s’applique parfaitement aux images générées par les IA : si je fabrique une image matérielle de l’un de mes souvenirs subjectifs, je peux la montrer à ma famille et en discuter.

    Et si plusieurs personnes réalisent cet exercice, nous pourrons observer comment chacun a vécu ce moment et en discuter ensemble. Ces témoignages subjectifs peuvent très bien figurer dans nos albums de famille avec la mention "réalisé avec l’aide de Midjourney ou Dall-E" !

    La fabrication de photos avec l’IA a-t-elle donc un potentiel thérapeutique ?

    Comprendre le fonctionnement mental d’autrui représente une grande difficulté. Si, à travers des créations numériques (petits films ou photographies créés avec l’IA), les patients parviennent à nous donner une meilleure image de leur état intérieur, ils auront l’impression d’être moins seuls et de retrouver une forme d’empathie auprès de leur interlocuteur. Les intelligences artificielles peuvent servir de moyen de communication et, pourquoi pas, de recréer des formes de socialisation dont nous n’avons pas idée aujourd’hui.

    Il est encore trop tôt pour dire quel impact auront les IA dans la prise en charge thérapeutique d’ici cinq à dix ans, d’autant plus que ces technologies ont un état très provisoire. Mais les méthodes vont s’adapter, comme elles l’ont fait avec les jeux vidéos ou la réalité virtuelle, que nous utilisons aujourd’hui.

    Par ailleurs, cela va nécessiter la création d’outils spécifiques, car les IA "grand public" imposent des contraintes qui ne correspondent pas aux préoccupations éthiques d’une thérapie. Et, bien sûr, il ne faudra jamais perdre de vue que ce ne sont que des outils au service de l’accompagnement humain (médecin, psychologue, infirmier…).

    Espérons que personne n’aura l’idée de fabriquer une IA qu’un patient utilisera seul dans sa chambre pour guérir !

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    La photographie possède un pouvoir fascinant : celui de capturer un instant et de le figer pour l’éternité. Elle raconte des histoires, qu’elles soient personnelles ou collectives, qui traversent le temps et façonnent notre passé, notre présent et notre futur. C’est pourquoi les albums de famille jouent un rôle si important dans la construction de nos souvenirs. Mais avec l’avènement de l’intelligence artificielle générative, capable de créer des images de plus en plus proches de la réalité, une question se pose : comment cette technologie va-t-elle influencer notre mythologie familiale ? Serge Tisseron, psychiatre et docteur en psychologie, explore depuis longtemps nos relations avec les technologies. En cherchant à recréer une photographie de son enfance, il s’est intéressé aux liens entre mémoire, photographie et intelligence artificielle. Il revient sur l’origine de son livre "Le jour où j’ai tué mon frère - Quand l’IA fabrique la photographie de nos souvenirs", publié aux Éditions Lamaindonne.
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