CET ARTICLE A INITIALEMENT ÉTÉ PUBLIÉ DANS ARCHIMAG N°384
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À l’heure où les mutations numériques bousculent les pratiques professionnelles dans les bibliothèques, les services d’archives, les musées et l’édition, la normalisation s’impose comme un enjeu stratégique. De la description bibliographique à l’interopérabilité des catalogues, les normes définissent des langages communs, rendent les données partageables, les documents découvrables, et garantissent la pérennité des usages. Au cœur de ce maillage normatif, la Commission nationale 46 (CN 46) agit comme un moteur discret, mais essentiel.
Pilotée par l’Afnor (Association française de normalisation), elle élabore les normes qui organisent l’accès à l’information, encadrent les outils numériques et façonnent les chaînes de traitement documentaire. Alors que des transformations technologiques majeures se mêlent à des interrogations stratégiques sur la place de la norme sur la scène politique et au sein de la normalisation internationale, la CN 46 fait face à une série de défis déterminants pour l’avenir du secteur culturel.
À la tête de cette commission, Frédérique Joannic-Seta, présidente de la CN 46, et Hélène Xu, manager du comité technique (TC 46) au niveau national à l’Afnor et international au sein de l’Organisation internationale de normalisation (ISO), lèvent le voile sur les coulisses de ce système.
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La norme comme levier stratégique politique
La CN 46 repose sur une architecture de sous-commissions spécialisées qui couvrent l’ensemble des champs de l’information et de la documentation : interopérabilité technique, statistiques, description et identification, conservation des documents ou encore gestion des archives. Si la CN 46 joue un rôle de coordination stratégique, ce sont bien ces groupes d’experts qui produisent les normes. "Ce sont eux qui reçoivent les projets et révisent les normes tous les cinq ans", précise Frédérique Joannic-Seta.
Composées de professionnels issus majoritairement du secteur public (bibliothèques, archives) et de quelques représentants du secteur privé (comme Électre ou le groupe Serda), ces sous-commissions constituent de véritables carrefours interprofessionnels. Leur travail s’inscrit dans une culture du consensus, propre au modèle français de normalisation : "la norme, c’est la consolidation commune d’un usage commun", insiste Frédérique Joannic-Seta. Un équilibre fragile, toutefois, lorsque surgissent des logiques plus concurrentielles sur des thématiques transversales et sensibles, comme l’intelligence artificielle (IA), où la pression réglementaire européenne complexifie les discussions.
C’est le décret n° 2009-697 du 16 juin 2009 qui confie à l’Afnor la mission de coordination de la normalisation française, y compris la participation aux travaux de l’ISO. À ce titre, des représentants des ministères de la Culture et de l’Enseignement supérieur siègent à la CN 46 et à ses sous-commissions dans le cadre de conventions bilatérales avec l’Afnor. "Le ministère est partie prenante de la conception et de la stratégie de la norme", souligne Frédérique Joannic-Seta.
Toutefois, cette implication reste circonscrite au périmètre de la commission. En l’absence de délégués ministériels à la normalisation dans ces ministères, aucun relais institutionnel n’assure de coordination globale interministérielle, ce qui renforce une logique de silos que la normalisation cherche justement à dépasser. "Il manque ce chef d’orchestre", déplore Frédérique Joannic-Seta. Sans cette figure centrale, la stratégie normative de l’État peine à émerger de manière cohérente. Résultat : une perte de visibilité qui affaiblit la capacité de la norme à s’imposer comme un levier stratégique au service des politiques publiques, alors même qu’elle structure en profondeur les pratiques professionnelles de nombreux secteurs.
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Représentation internationale
Le TC 46 de l’ISO, comité technique mondial sur l’information et la documentation, est le comité miroir de la CN 46 à l’international. La France y joue un rôle important, notamment grâce à la présidence assurée par Grégory Miura depuis 2023 (également directeur délégué du groupement d’intérêt scientifique (GIS) CollEx-Persée au sein du Campus Condorcet). Mais cette représentation masque une faiblesse structurelle : "dans la réalité, cette présidence cache peut-être une sous-représentation au niveau des commissions de la TC 46, où nous souhaiterions être plus présents", déplore Frédérique Joannic-Seta. Un déséquilibre accentué par la place prépondérante de certains pays, comme la Corée du Sud ou les États-Unis.
Au-delà de la représentation institutionnelle, c’est bien la capacité à mobiliser l’expertise française qui cristallise les enjeux. Qui sont les experts et comment les fidéliser pour qu’ils puissent participer pleinement aux travaux de normalisation, notamment à l’ISO, où l’essentiel de la norme est produit ? L’enjeu dépasse la simple qualité des contributions : il s’agit d’assurer une présence active et structurée dans les groupes internationaux, condition indispensable pour que la France reste influente dans la définition des standards globaux.
Des normes à l’épreuve des données, du web et de l’IA
La transition du catalogue traditionnel vers une donnée bibliographique interopérable place la découvrabilité des informations au-delà des cercles professionnels et au centre des préoccupations actuelles de l’Afnor. Malgré le travail de structuration des données auquel ont participé les professionnels, "les données sont encore mal irriguées sur le web", regrette Frédérique Joannic-Seta. Pour pallier ce défi, la CN 46 met en place une véritable "culture de l’identifiant" afin de garantir la traçabilité et l’interopérabilité des métadonnées, adaptées aux environnements numériques.
Cette évolution fait émerger des enjeux transversaux, notamment autour de l’IA, un sujet qui ne relève pas directement de la CN 46, car il est traité au sein d’un "joint committee" de l’ISO dédié à l’IA, indépendant du TC 46. Pour renforcer la participation française à ces travaux, une personne a récemment été nommée pour assurer la liaison entre ce comité et le TC 46/CN 46. Mais, comme le souligne Hélène Xu, "l’ISO reste structurée en silos, avec des membres qui peinent à collaborer efficacement sur des sujets hybrides. Faute d’expertises techniques transversales clairement identifiées, les synergies tardent à se mettre en place".
L’ISO mise désormais sur un programme de "normes SMART", conçu pour produire des standards lisibles et exploitables automatiquement par les systèmes d’information. La CN 46 s’est engagée dans cette dynamique, avec l’objectif de faire transitionner ses publications de normes depuis un format PDF figé à des normes véritablement interopérables, intégrables et actives dans les environnements numériques.
Faire vivre la norme
La norme reste d’application volontaire, mais son impact est réel : mutualisation des notices, économie d’échelle, interopérabilité, harmonisation. "Une norme qui n’a pas d’usage est une norme qui n’a pas de sens", résume Joannic-Seta, d’où l’importance de la médiation autour des normes, à travers des journées d’étude ou des infographies.
La normalisation s’invente aussi sur de nouveaux fronts : la montée des cyberrisques redonne toute sa portée à des cadres, comme la norme ISO 21110, sur les plans d’urgence. Par ailleurs, les enjeux environnementaux font leur entrée dans les processus normatifs. Chaque nouvelle norme doit désormais identifier les objectifs de développement durable auxquels elle contribue.