Vingt ans après l'injustice dont Brigitte Lainé a été victime, les annonces de son décès publiées par l'Ecole des Chartes et les Archives de Paris, qui ont choisi de passer sous silence les faits les plus marquants et honorants de sa carrière, ont de quoi surprendre.
La nouvelle a emu nombre d'historiens et plus largement ceux qui se sont intéressés de près ou de loin au massacre du 17 octobre 1961. Brigitte Lainé, archiviste paléographe et conservateur en chef honoraire aux Archives de Paris est décédée le 2 novembre dernier. Archimag souhaite revenir sur le parcours de cette archiviste modeste et courageuse, qui, à l'instar de son collègue et ami Philippe Grand, fut sanctionnée et "mise au placard" par les Archives de Paris pendant plusieurs années pour avoir témoigné contre Maurice Papon en 1999.
Bain de sang
"Ca peut être dangereux, le métier d'archiviste", écrivait le Canard Enchaîné le 23 avril 2003 alors que Brigitte Lainé venait tout juste d'obtenir gain de cause auprès du tribunal administratif de Paris. Cela faisait alors quatre longues années que l'archiviste avait été mise au "placard" des Archives de Paris.
Rappelez-vous. Le 17 octobre 1961, une manifestation organisée par la fédération de France du FLN pour protester contre le couvre-feu instauré à l'encontre des Algériens par le préfet de police d'alors, Maurice Papon, se termine dans un bain de sang. La répression policière, particulièrement brutale, fait alors plusieurs centaines de blessés et de morts. Pourtant, plus de deux décennies de silence suivront ces événements.
Procès
En 1991, l'historien Jean-Luc Einaudi, qui a fait de ces événements le sujet de ses recherches, publie La Bataille de Paris, 17 octobre 1961. Qualifié par certains de brillant, le livre est néanmoins critiqué par d'autres pour son point de vue militant, Einaudi ayant croisé de nombreux témoignages sans pouvoir les prouver, dans la mesure où il n'a pu avoir accès aux archives de la police.
Les années passent, mais l'historien ne lâche pas : en février 1998, il dépose une nouvelle demande de dérogation auprès des Archives de Paris pour accéder aux registres d'information du parquet afin de trouver des preuves judiciaires du massacre d'octobre 1961. Mais c'est sa déclaration publiée dans Le Monde en mai 1998 qui mettra le feu aux poudres : "En octobre 1961, il y eut à Paris un massacre perpétré par des forces de police agissant sous les ordres de Maurice Papon", déclare-t-il. Maurice Papon nie l'importance des faits, réfute le terme "massacre" et attaque Jean-Luc Einaudi en diffamation.
Témoin
Maurice Papon est confiant face à ce procès qui s'ouvre en février 1999. En effet, Jean-Luc Einaudi n'a toujours pas accès aux archives judiciaires relatives aux événements d'octobre 1961, conservées aux Archives de Paris, et ne pourra selon lui jamais prouver ses dires. C'était sans compter les témoignages de deux conservateurs aux Archives de France, alors en charge des archives judiciaires aux Archives de Paris : Brigitte Lainé et Philippe Grand. Leurs témoignages, elle à la barre et lui par écrits, cotes d'archives à l'appui, sont accablants et seront déterminants pour la suite du procès. Ils confirment qu'il existe des preuves officielles d'un "massacre".
"Il y a des procès verbaux de commissaires qui sont très précis et qui disent dans quelles conditions tel corps a été repêché, à tel endroit et quelles sont les marques de violence", expliquait Brigitte Laîné à Europe 1 en 2012 ; Il y a une description avec l'identification de la personne quand elle est possible, parce que c'était au fur et à mesure qu'on découvrait des cadavres. C'était beaucoup de repêchages dans la Seine. C'était des Algériens", ajoute-t-elle. Avant de préciser : "on mettait souvent les lettres FMA pour 'Français musulmans d'Algérie'".
Lanceuse d'alerte
Mais l'archiviste Brigitte Lainé ne se contente pas de lister les dizaines et dizaines de dossiers d'instruction ouverts et ceux classés sans suite qui permettent le décompte officiel de 63 morts Nord-Africains, dont 26 n'ont pu être identifiés. En effet, elle insiste également sur les refus systématiques d'accès aux archives opposés à Jean-Luc Einaudi.
Fabrice Riceputi, auteur de La bataille d'Einaudi : comment la mémoire du 17 octobre 1961 revient à la République (2015), revient dans son blog sur cette partie de son témoignage :
"Pour les deux archivistes, l’accusé est victime d’une discrimination manifeste qui le prive de moyens essentiels à sa défense. Ils s’étonnent que la circulaire Jospin de 1997, recommandant de ne pas bloquer la recherche et d’user d’une plus grande 'souplesse' dans le traitement des demandes, soit restée lettre morte s’agissant d’Einaudi. D’autres chercheurs travaillant sur le même sujet ont pourtant obtenu des dérogations. Y aurait-il, demande le président, des 'raisons politiques' à ce blocage ? Brigitte Lainé répond qu’elle a instruit durant quinze ans des demandes de dérogations et n’a jamais vu un tel 'acharnement' (Récit extrait du chapitre "Archives et raison d’Etat" de La bataille d’Einaudi, p.107-109.).
Archiviste et citoyenne
Interrogée plus tard sur ses motivations, Brigitte Lainé expliquera :
"En charge des séries des archives judiciaires aux Archives de Paris depuis vingt-cinq ans, nous avons effectivement accès aux documents dont Jean-Luc Einaudi a besoin pour assurer sa défense face à Maurice Papon, mais nous ne pouvons pas les lui communiquer puisqu’il n’a pas obtenu la dérogation nécessaire. La seule solution permettant de conjuguer le respect de la déontologie de notre profession et de notre conscience de citoyen, est donc d’accepter d’être cité comme témoins".
Jean-Luc Einaudi gagne son procès grâce au témoigne de Brigitte Lainé et Philippe Gand. Par ailleurs, le droit de parler d'un "massacre" à propos de la répression du 17 octobre 1961 est reconnu par le procureur. Pourtant, la sanction ne tarde pas à tomber pour les deux archivistes : dès le lendemain du procès, une enquête administrative en vue d'un conseil de discipline est ouverte. Une demande de blâme, qui restera sans suite, est même transmise à la ministre de la Culture de l'époque, Catherine Traumann.
"Pestiférés"
Brigitte Lainé et Philippe Gand sont alors littéralement "mis au placard" : "En mars 1999, une demande de blâme est transmise au ministre de tutelle, celui de la Culture, à l'époque Catherine Trautmann qui ne donne pas suite mais laisse faire François Gasnault, le directeur des Archives de Paris, quand il prive les deux archivistes des dossiers dont ils s'occupent, leur interdit tout contact avec le public, les interdit de réunions de service, rapporte Libération en 2003. Un homme, une femme, deux pestiférés".
Le même mois, des chercheurs étrangers signent une tribune pour soutenir les deux archivistes lors de leur sanction disciplinaire :
"Nous, chercheurs étrangers ayant fréquenté les Archives de Paris, tenons à élever notre voix contre une injustice que risque de subir Brigitte Lainé, conservateur en chef. D'après Libération du 25 février, cette archiviste encourt des sanctions administratives pour avoir éclairé lors du procès en diffamation intenté par Maurice Papon contre l'historien Jean-Luc Einaudi la nuit la plus infâme de la Ve République, celle du 17 octobre 1961. Son collègue Philippe Grand, se croyant couvert par son ministre, a lui aussi aidé à mettre au point et au jour les faits: ce sont deux amis irréductibles de la vérité et de la connaissance historique. Brigitte Lainé s'est dépensée sans compter pour nous, les utilisateurs des Archives, et son geste devant le tribunal relève tout aussi directement de sa conscience professionnelle. Il est indécent qu'on puisse même songer à réprimer un tel comportement. Nous tenons donc à ce que ce témoignage de notre soutien soit connu, et que Brigitte Lainé reçoive des Archives de France non des brimades mais des louanges". (lire la tribune ici)
Placard
Rien n'y fait : s'en suivent alors des années de placard, de brimades et d'humiliations. On parle généralement de "harcèlement moral" pour qualifier un tel quotidien :
"Le fonds 'Dessins et modèles de fabrique', que Brigitte Lainé sauva du pilon en 1990, lui est soustrait et, pour que le message soit bien clair, est transféré dans un dépôt insalubre, celui des pompes funèbres et des cimetières de la ville, rapporte Fabrice Riceputi. Les communications téléphoniques et le courrier ne leur sont plus transmis. Les magasins d’archives leur sont fermés. Surtout, la consigne est donnée d’empêcher leur accès aux dossiers 'sensibles'. Leurs bureaux sont dépouillés de tout équipement. Ils n’ont pas même droit à une adresse électronique professionnelle. Brigitte Lainé, du reste, n’a pas d’ordinateur. Gasnault fait aussi changer les serrures, comme le raconte Philippe Grand : 'Le bureau de permanence scientifique est desservi par deux accès, l’un interne, l’autre ouvert au public. Dès notre exclusion, François Gasnault fit démonter la serrure magnétique du premier, puis interdit au concierge de nous remettre la clef du deuxième accès'. On leur demande d’aller, quatre fois par jour et à heure fixe, signer un registre de présence, ce qu’ils refusent de faire".
Les soutiens se font rares, mais sont évidemment précieux :
"Les anciens élèves de l’École des chartes où j’avais étudié, des chercheurs américains, les groupes verts et communistes au conseil de Paris – mais pas Delanoë ! –, la CGT, mais aussi des gens de droite… Cela remonte le moral car, dans ces situations, il ne faut pas être dépressif !", confiait-elle au Journal de Saint-Denis en janvier 2012.
Malgré les changements de ministres et de maires de Paris, le quotidien des deux archivistes détachés par le ministère de la Culture aux Archives de Paris ne change pas. Ironie de l'histoire, c'est suite au retentissement du procès Papon-Einaudi que Lionel Jospin signe une circulaire le 5 mai 1999 demandant l'ouverture des archives relatives à la guerre d'Algérie.
Réhabilitation
Le 26 janvier 2001, Brigitte Lainé, toujours placardisée, dépose une requête auprès du Tribunal administratif de Paris. Ce n'est finalement qu'en avril 2003, soient quatre ans après son témoignage au procès - et donc après quatre années de "placard" - que l'archiviste obtiendra gain de cause. Le tribunal administratif dénonce alors une "sanction disciplinaire déguisée" suite aux notes de services cantonnant l'archiviste "dans des fonctions subalternes de dépouillement et de classement".
Pourtant, le calvaire de Brigitte Lainé ne s'arrête pas là. En effet, le jugement du Tribunal administratif ne sera tout simplement pas appliqué par le maire de Paris de l'époque, Bertrand Delanoë. Celui-ci sera même condamné par un nouveau jugement du même Tribunal, le 4 mars 2004, à verser une astreinte de 100 euros par jour en cas de non exécution de jugement. Ce n'est qu'en septembre 2005, après plus de cinq ans de "placard", que la conservatrice sera finalement rétablie dans ses droits. Cette (tardive) justice se fera pourtant sans réhabilitation professionnelle, puisque, comme le précise l'historienne Mathilde Larrere dans le Bondy Blog, "la conservatrice ne retrouvera jamais la totalité des fonctions dont elle avait été privée plus de cinq ans auparavant"... Philippe Grand, parti à la retraite en avril 2004 n'aura même pas eu cette consolation.
Absence d'hommage
Dix ans se sont écoulés entre le départ à la retraite de Brigitte Lainé et son décès le 2 novembre dernier. L'eau a coulé sous les ponts, peut-on dire. Mais à lire les avis de décès publiés sur les site de l'Ecole des Chartes et sur celui des Archives de Paris, on s'interroge : si le premier (à lire ici) fait bien mention d'un parcours professionnel exemplaire, l'engagement et le courage dont elle a fait preuve lors de son témoignage au procès Einaudi-Papon sont totalement passés sous silence, tout comme l'injustice professionnelle dont elle fut victime pendant près de six ans. Du côté des Archives de Paris, l'avis de décès, qui lui aussi de manque pas de louer les compétences de leur collègue disparue, se termine en ces termes :
"Son esprit d’indépendance et de liberté, sa conscience politique, l’amènent parfois à tenir des positions lourdes de conséquences, mais qu’elle assume entièrement. Quoiqu’il en soit, après heurs et malheurs, l’héritage qu’elle laisse aux Archives de Paris est colossal et mérite d’être rappelé et honoré".
Les sous-entendus sont éloquents.
"Vingt ans plus tard, c’est tout ce que peut dire à son propos l’institution qui se déshonora en la sanctionnant, s'insurge Fabrice Riceputi ; cette originale suivit sa 'conscience politique', elle connut pour cette raison quelques 'heurts et malheurs' et, 'quoiqu’il en soit' (!), elle fut une excellente archiviste. Osons le dire, cet 'hommage', témoignant surtout d’une absence de prise de conscience des responsabilités et des enjeux de l’affaire, a quelque chose d’écœurant et d’inquiétant".
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