Et si les catalogues de nos bibliothèques s’apprêtaient à franchir, pour de bon, le cap du XXIe siècle ? Derrière l’expression technique "transition bibliographique" se cache un enjeu décisif au cœur même de la mission documentaire des bibliothèques françaises : leur capacité à rendre visibles, intelligibles et interopérables les savoirs qu’elles conservent, dans un web toujours plus dépendant des données.
Un programme national pour réinventer les catalogues
Lancée en 2015 sous l’impulsion conjointe du ministère de la Culture et de celui de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, la Transition bibliographique vise à transformer en profondeur les méthodes de catalogage utilisées dans les bibliothèques françaises. À la croisée des enjeux techniques, intellectuels et politiques, ce programme national est mené par deux institutions-pilotes pour remplacer progressivement les normes de l’Association française de normalisation (Afnor) : la Bibliothèque nationale de France (BnF) et l’Agence bibliographique de l’enseignement supérieur (Abes).
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Cette transition n’est pas une simple modernisation des normes ou des formats, il s’agit d’une refonte technologique. "Même informatisés, les catalogues restent marqués par une logique héritée du papier, inadaptée aux usages contemporains", résume Emmanuel Jaslier, directeur du département des métadonnées à la BnF et membre du Comité stratégique bibliographique (CSB), l’instance décisionnelle chargée du pilotage de la politique nationale en matière d’information bibliographique.
Le programme de la Transition bibliographique s’est construit autour de trois axes structurants :
- l’adoption du modèle conceptuel Ifla Library reference model (LRM), développé par Fédération internationale des associations et institutions de bibliothèques (Ifla),
- la création d’un code de catalogage RDA (Resource Description and Access), adapté dans sa version française (RDA-FR),
- la préparation à son implémentation technique dans les systèmes de gestion des bibliothèques (SIGB).
Vous avez-dit "LRMisation"
À la manière de Wikidata, cette transition cherche un effet de rebond et de découvrabilité entre les notices à travers un nouveau modèle "entité-relation" : les catalogues pourront offrir une navigation dynamique en multipliant les points d’entrée et les connexions entre les données, mais également entre les écosystèmes archivistiques ou patrimoniaux. Pour les professionnels de la documentation, la "LRMisation" est un changement de paradigme de la manière même de penser, de structurer et de renseigner les données bibliographiques.
"On ne catalogue plus une notice isolée", explique Emmanuel Jaslier. "On décrit un réseau d’entités en relation : une œuvre, ses expressions, ses manifestations, ses agents ou ses sujets. Quand un usager tape “Le Seigneur des Anneaux”, il ne cherche parfois pas qu’un livre, et peut vouloir explorer l’univers de Tolkien, ses œuvres traduites ou encore son lien avec Oxford ou le genre fantasy". Côté technique, cela suppose une évolution profonde des formats traditionnels vers des modèles capables de porter cette structuration : "à la BnF, nous faisons évoluer notre format maison Intermarc vers Intermarc NG, adapté au modèle entité-relation".
Mais cette transformation, aussi ambitieuse soit-elle, se heurte encore à certaines limites, comme la complexité du modèle LRM pour des catalogueurs non-techniciens ou les efforts de formation nécessaires. L’usage de formats tels que RDF (Resource Description Framework), un langage du web sémantique conçu pour décrire les données de manière lisible par les machines, en est une autre. "Nous avons tenté, au sein de la BnF, de cataloguer directement en RDF, mais la marche était trop haute pour un usage quotidien", reconnaît Emmanuel Jaslier. "C’est un langage pensé pour les machines". En pratique, une fois les données structurées selon RDA-FR, elles pourront être exportées en RDF pour être publiées, interconnectées et valorisées sur le web.
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Une transition au service des œuvres musicales
À la suite de la création de la Maison de la musique contemporaine (MMC) en juillet 2020, le fonds du Centre de documentation de la musique contemporaine (CDMC), riche de plus de 20 000 œuvres, a été confié en dépôt à la Médiathèque Hector Berlioz du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP), où il a été rendu accessible via un portail dédié. En 2025, la MMC lancera, en partenariat avec l’éditeur Archimed, une nouvelle plateforme de ressources sur la création contemporaine afin de réunir l’ensemble de ces données, issues de sources multiples, dans un environnement documentaire unifié et interrogeable en ligne.
Pour Isabelle Gauchet Doris, responsable des ressources documentaires de la MMC et présidente de la branche française de l’Association internationale des bibliothèques, archives et centres de documentation musicaux (AIBM), ce projet permet "de restructurer et d’enrichir les données autour de l’œuvre musicale, en dépassant le cadre classique du format Unimarc". L’objectif : donner sens à des contenus très variés, comme des partitions, des enregistrements, des dossiers ou des biographies, en s’appuyant sur le modèle entité-relation. Certains éléments initialement dans la notice bibliographique migrent ainsi au niveau de l’œuvre, avec une attention particulière portée à la distribution instrumentale et vocale. Des algorithmes développés avec Archimed ont permis de faciliter la reprise et la hiérarchisation de ces données.
Il ne s’agit pas ici d’une "LRMisation" intégrale, mais d’une structuration souple avec "un enrichissement progressif par de courtes notices liées aux œuvres pour contextualiser les partitions ou les enregistrements, notamment, sans alourdir le traitement", précise Isabelle Gauchet Doris, également impliquée dans le sous-groupe Musique et expression musicale du programme Transition bibliographique. Cette collaboration avec Archimed a ainsi permis d’adapter le SIGB Syracuse à leurs besoins spécifiques : un thésaurus enrichi guide la saisie et facilite l’identification des relations complexes entre œuvres, expressions ou événements. Par exemple, une recherche de concert de Pierre Boulez permet d’accéder aux notices des œuvres programmées, puis de consulter les ressources associées : extraits sonores, dossiers, biographie du compositeur, etc.
Pour la MMC, l’enjeu est double : concilier exigence documentaire et lisibilité pour des publics variés, depuis les simples curieux jusqu’aux professionnels. "Nous avons veillé à ne pas sacrifier la finesse des données historiques, tout en gagnant en souplesse dans l’idée de favoriser l’exploration du fonds", résume Isabelle Gauchet.
Implémenter la transition
Sous l’impulsion du CSB, plusieurs jalons structurants ont été posés : la rédaction du code RDA-FR, désormais en phase de finalisation, l’aboutissement progressif (voire la fin) de trois groupes de travail nationaux (normalisation, formation, systèmes et données) et la montée en puissance des dispositifs d’accompagnement. "Nous entrons dans une phase où les groupes doivent se reconfigurer pour passer du travail de définition à celui de l’implémentation", indique Emmanuel Jaslier.
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À la BnF, cette mutation s’incarne dans le projet Noemi, un nouveau système de production de métadonnées entièrement conçu selon le modèle entité-relation. Une fois le programme achevé, la gouvernance du code ne disparaîtra pas : sa mise à jour, sa documentation et son accompagnement seront assurés par une instance pérenne, avec un rôle central pour le site de référence RDA-FR. À ce titre, les prochaines rencontres organisées par la BnF seront l’occasion de partager sur la trajectoire d’évolution de ses données et de sa politique de diffusion, ainsi que sur le lancement d’un Club utilisateur des données de la BnF, pour une approche plus horizontale de l’implémentation de la transition bibliographique.
Désormais, l’enjeu est de fournir aux professionnels des outils adaptés et des formats compatibles. Certains éditeurs de SIGB, comme Quria ou Syrtis, se sont intéressés à la question et proposent un catalogage orienté entités-relations conçu selon le modèle IFLA-LRM. Leurs métadonnées, exposées en RDFa et Schema.org, optimisent l’indexation web et sont, par exemple, capables d’identifier automatiquement des œuvres.