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Laurent Darmon : “il est essentiel d’éviter la privatisation des données”

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    "Dans un monde où les algorithmes décident pour nous, sommes-nous encore réellement libres ?", Laurent Darmon, directeur de l'innovation du groupe Crédit Agricole et auteur de "Bienvenue dans le dataïsme" (Éditions Rémanence). (DR)
  • Laurent Darmon est directeur de l’innovation du groupe Crédit Agricole. C’est en tant que citoyen et observateur du changement civilisationnel en cours qu’il a publié "Bienvenue dans le dataïsme" en 2025, aux Éditions Rémanence.

    archimag_387_bd.jpgenlightened CET ARTICLE A INITIALEMENT ÉTÉ PUBLIÉ DANS ARCHIMAG N°387 - CYCLE DE VIE DE LA DATA : L’AFFAIRE DE TOUS !

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    Pourquoi vous êtes-vous intéressé en premier lieu aux data ? Et qu’est-ce que le dataïsme ?

    Je ne sais pas si c’est moi qui me suis intéressé aux data ou si ce sont elles qui s’intéressent à nous ! J’ai écrit ce livre en tant que citoyen, car je considère que nous devons réfléchir au monde qui nous entoure. Nous sommes de plus en plus enclin à ramener l’univers à une série d’informations, tout comme l’être humain lui-même, qui est une série d’algorithmes biochimiques. Cette nouvelle ère, qui prend la suite des ères religieuse et scientifique, je l’ai appelée le "dataïsme". À force de nous reposer sur les algorithmes et de leur accorder de plus en plus de confiance, nous sommes passés d’un raisonnement humain à une logique statistique.

    Comment en sommes-nous arrivés là ?

    L’histoire de l’information a beaucoup évolué à travers le temps. Selon les théories, la communication orale permettait à un groupe de 250 personnes de s’organiser, mais cela devenait compliqué pour un groupe plus important. L’apparition de l’écriture a ensuite permis de définir des règles communes de société qui se sont structurées autour de religions et de valeurs et nous avons commencé à voir émerger des États-nations ou, en tout cas, de grandes villes.

    Si l’imprimerie a été une étape supplémentaire dans la circulation des savoirs, elle a surtout permis de capitaliser l’information, nous offrant alors la capacité de progresser de génération en génération. C’est à partir de là que le progrès scientifique s’est accéléré, faisant basculer la promesse d’un bonheur "dans une autre vie" (offert par la religion) à l’espoir d’un bonheur "demain", et cette foi nous a guidés durant près de 250 ans.

    Deux phénomènes vont bousculer le XXe siècle : d’abord, avec l’arrivée de la télévision et des médias de masse, nous nous sommes rendu compte que le progrès n’était pas à la portée de tous. Puis, l’arrivée de la data s’est accompagnée d’une désillusion du modèle précédent : les gens ont cessé de faire confiance à ce "plus tard", qu’on leur a promis, pour croire en leur capacité d’optimiser le monde "dès à présent", pour eux-mêmes. Derrière tout cela, il y a une sacrée remise en cause du "Contrat social" de Rousseau !

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    Sommes-nous conscients de ce changement de paradigme ?

    Nous sommes tous conscients de changements radicaux. Un peu comme lors de l’arrivée d’internet, la difficulté à appréhender cette transformation tient à son fonctionnement. Pour internet, nous étions sur un modèle décentralisé et plutôt libertaire qui n’a jamais été débattu collectivement. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à des choix importants autour de l’intelligence artificielle et des réseaux sociaux. Pourtant, lors des dernières élections législatives, par exemple, aucun programme ne posait ces questions pourtant fondamentales pour notre vie numérique. Les discussions démocratiques à ce sujet sont absentes et nous ne laissons pas la place au citoyen de débattre et de choisir.

    En quoi le dataïsme transforme-t-il nos différents modèles (économiques, démocratiques, etc.) ?

    rencontre_laurent_darmon_couv.pngLe dataïsme a fondamentalement changé notre société. Au niveau de l’économie, nous avons opéré une sorte de centralisation par la data et de nouveaux acteurs ont émergé : les orchestrateurs. Il s’agit d’opérateurs, comme Booking, Uber ou Google, qui font converger la data à un endroit pour orchestrer l’offre et la demande.

    Le modèle dans lequel nous évoluions auparavant fonctionnait parce que nous avions des contre-pouvoirs, indispensables à tous les secteurs et à toutes les organisations (mise en concurrence, lois antimonopoles…). Au niveau de la société civile, nous avions des "gatekeepers" qui filtraient l’information pour nous (médias, experts, syndicats, politiques…) et qui étaient eux aussi mis en concurrence.

    Mais de quels contre-pouvoirs disposons-nous dans un monde dataïste ? Selon moi, il est essentiel d’éviter la privatisation des données pour que les grands orchestrateurs agissent en faveur du progrès collectif. Et si l’on arrive à les maîtriser et à les réglementer, on peut avoir un poids énorme sur le système. Quelques lois vont dans ce sens, notamment l’article 20 du RGPD, qui prévoit un droit à la portabilité des données. L’esprit est là, mais difficile à mettre en œuvre aujourd’hui. Il faut que nous soyons beaucoup plus opérants pour que l’information circule pour le bonheur de la collectivité.

    Enfin, il faut signaler également que la vérité est assez remise en cause dans le monde dataïste, où nous avons tendance à plus faire confiance au vraisemblable qu’au vrai. Nous privilégions de plus en plus l’émotion, qui est une sorte de bonheur immédiat, et c’est préoccupant.

    Justement, quelle place les fake news et les autres faits alternatifs prennent-ils ?

    Ils nous font réagir très rapidement. Un peu à l’image des films d’horreur, qui ne sont pas vraiment agréables à regarder, mais qui génèrent une réaction, le faux et le choquant provoquent quelque chose et c’est un peu cela que nous venons chercher en permanence : cette dose d’adrénaline, quels que soient les faits.

    Mais alors, comment créer une société sur quelque chose qui est en permanence à la frontière du vrai, comme avec le nombre de platistes, qui a tendance à augmenter ? Comment créer de la confiance ? Car la vérité, à elle seule, ne suffit pas. Elle a besoin d’être soutenue. Il faut des outils accessibles à tous pour vérifier les informations, d’autant plus à l’ère des IA et des réseaux sociaux. Dans ces univers, certains médias et personnalités ont déjà su imposer leur légitimité dans le domaine, comme Le Crayon et Hugo Décrypte.

    Lire aussi : Philippe Nieuwbourg : "la communauté des professionnels de la gouvernance des données et de l’IA"

    Quel avenir se dessine à l’ère du dataïsme ?

    Nous sommes aujourd’hui face à de grands choix. Ce monde dataïste peut nous amener vers de nouveaux types d’inégalités et certains arriveront à en profiter un peu plus que d’autres. Par exemple, la richesse est une inégalité que nous avons acceptée. Mais, face aux progrès de la médecine, aux méthodes et aux traitements qui sont sans cesse développés, accepterons-nous un jour l’inégalité face à la mort ?

    L’intelligence artificielle constitue elle aussi un dilemme : pour quelques euros seulement, elle nous facilite la vie, nous apporte de la musique et des films tous les soirs, à volonté… L’IA va peut-être nous permettre de travailler moins et de voyager plus… Tout est possible ! Ce monde-là, celui du loisir, ressemble beaucoup à celui du film Wall-E (film d’animation du studio Pixar, sorti en 2008, mettant en scène un petit robot chargé de nettoyer la terre devenue un dépotoir géant à cause de la société de surconsommation). S’il peut sembler au départ séduisant, il soulève surtout une question essentielle : dans un monde où les algorithmes décident pour nous, sommes-nous encore réellement libres ?

    Les droits d’auteur de votre livre seront reversés à l’association DesCodeuses. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

    J’ai écrit "Bienvenue dans le dataïsme", car je pense qu’un message sociétal doit être passé et il était important pour moi qu’il y ait une cohérence entre cette vision et l’économie de ce livre. Créée en 2018, l’association DesCodeuses a pour objectif de former des femmes issues des quartiers populaires aux métiers de la technologie, et donc de les intégrer au cœur des dynamiques actuelles et des changements qui nous entourent. C’est aussi une façon d’amener plus de diversité parmi ceux qui construisent les algorithmes, de réduire les biais et ainsi construire le monde de demain.

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