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Laurent Assouly : "Le flex office renvoie à la symbolique de la précarité du salarié"

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    Pour Laurent Assouly, "l'espace alloué aux salariés symbolise une forme de reconnaissance". (Freepik/pch.vector)
  • On peut hésiter entre flex office, open space ou bureau traditionnel, mais que disent de nous nos lieux de travail ? Quelle influence peuvent-ils avoir ? Analyse de Laurent Assouly, ethnologue et professionnel de l’aménagement des bureaux.

    Laurent-AssoulyVous intervenez depuis dix ans sur les questions liées à l’aménagement des lieux de travail. Quel est votre constat ?

    L’aménagement des lieux de travail donne à voir les rapports socio-économiques entre employeurs et employés ainsi que les attentes et les frustrations des deux parties. Depuis quelques années les grands groupes affichent un intérêt grandissant pour le bien-être de leurs salariés, car cela touche directement à la question de leur motivation et de facto de leur productivité.

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    Mais les remèdes proposés sont souvent maladroits, voire contre-productifs, car ils reposent essentiellement sur des phénomènes de modes organisationnelles et des croyances trop vite établies. Par exemple, la croyance qu’un espace ouvert favoriserait la collaboration et les échanges. Eh bien non, cela ne fonctionne pas comme cela, c’est trop simpliste ! Un groupe de personnes passant d’un espace cloisonné vers un espace ouvert ne communique pas plus et mieux. L’étude de deux professeurs de Harvard, Ethan S. Bernstein et Stephen Turban parue dans la revue "Royal Society Publishing", démontre que les espaces ouverts, contrairement aux idées reçues, réduisent la qualité de la communication et favorisent surtout l’envoi d’emails et notamment l’inflation d’emails en copie. Cette inflation d’emails laisse à penser un mouvement de compensation pour recréer des territoires perdus ou menacés et reconstituer des formes d’ancrage.

    "Les espaces ouverts, contrairement aux idées reçues, réduisent la qualité de la communication"

    On ne décrète pas la communication par l’artifice de la simple mise en place d’une nouvelle forme d’espace organisationnel, on la favorise plus subtilement par l’intérêt que chaque individu aurait véritablement à collaborer avec autrui. Cette forme d’injonction à collaborer symbolisée par les espaces ouverts, les « flex office » et leurs dérivés se heurte à des ajustements d’ordre émotionnel, territoriaux, sociaux qui ne sont pas pris en compte et qui à long terme sont coûteux pour le confort psychologique et physiologique du salarié.

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    Quels sont ces coûts ?

    L’obligation d’être en constante représentation du fait de ces espaces ouverts qui exposent au regard de l’autre (collègues et hiérarchies). Faire sa tâche n’est plus suffisant, il faut aussi savoir bien paraître et se « marketer ». 

    Le flex office, c’est-à-dire la non-appropriation d’un bureau, renvoie à la symbolique de la précarité du salarié et conforte la perception que le salarié est une variable d’ajustement immobilière et financière au même titre que le sont les biens d’équipement qui constituent un bâtiment tertiaire. 

    Le "coworking", le télétravail et des dérivés du flex office NWoW ("new way of working") sont censés accompagner, voire compenser selon la rhétorique d’usage certains effets négatifs des bureaux non appropriés. Force est de constater que la pratique assez généralisée d’un jour de télétravail par semaine pour les salariés soumis à des temps de transport long est appréciée par nombre de salariés. Mais plutôt que de réfléchir à comment compenser les effets négatifs perçus par les salariés de ces espaces ouverts et bureaux non attribués, n’eut-il pas mieux valu les éviter ?

    Espaces de travail partagés, flex office, work café... Quand cette tendance est-elle apparue ?

    Dans les années 1990 et notamment à la fin des années 90 qui marque un tournant gestionnaire et financier des entreprises. La surface occupée par le salarié est alors devenue une variable d’ajustement financière. Ce mouvement s’est opéré progressivement, d’abord avec les open spaces dans la décennie 1990-2000, puis avec le flex office depuis une bonne dizaine d’années. Ces nouvelles formes d’aménagement renvoient à l’idée d’un progrès et d’un modernisme, une forme « d’élan vital » bergsonien qui balaie toute réflexion critique. 

    La question de la souffrance au travail et du bien-être est au cœur de l’actualité des entreprises et des différents partenaires sociaux. Il ne s’agit pas ici d’établir des corrélations trop simplistes, mais on ne peut faire l’économie d’une réflexion poussée et critique sur le sujet.

    Quels sont les secteurs professionnels les plus engagés dans ces nouvelles façons d’aménager les lieux de travail ?

    De nombreux secteurs ont adopté ces types d’aménagement : les banques, les assurances, les cabinets de consultants, la chimie... 

    Toute une économie du consulting s’est progressivement constituée autour de l’idée que l’espace de travail était une variable prépondérante pour les directions immobilières qui y trouvaient un levier non négligeable d’économie substantielle, puis pour les directions des ressources humaines dans un second temps. Parce que ces nouvelles formes d’aménagement enclenchent des ajustements organisationnels et psychologiques délicats, la gestion de ces « chantiers » est le plus souvent externalisée pour mieux s’en affranchir et gérer les tensions sociales qu’elles génèrent.

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    Du point de vue de l’employeur, quels sont les gains attendus ?

    Un gain en mètres carrés, bien sûr, même si certains aménagements récents démontrent que ce gain peut se révéler faible. Autres attentes : une communication accrue, l’amélioration du travail collaboratif, et l’aplatissement des hiérarchies qui va dans le sens d’une entreprise « plus démocratisée, plus juste, plus dans l’air du temps ».

    Côté employés, constate-t-on une instabilité émotionnelle ou psychologique ?

    À mon sens oui, même si elle est difficile à évaluer dans la mesure où un management très altruiste peut compenser en partie les défauts conceptuels des aménagements. Mais ce qu’il en ressort, c’est que les fondamentaux physiologiques et psychologiques sont mis à mal quoi qu’on en dise et malgré des sondages à tout va qui ont peu de valeur scientifique. 

    "L'espace alloué aux salariés symbolise une forme de reconnaissance"

    L’homme — et de facto le salarié — a besoin d’un point de vue physiologique et psychologique d’un ancrage et d’un territoire. Plusieurs études ont déjà décrit en milieu universitaire, au travail, au café, le besoin de s’asseoir à une même place pour marquer et ancrer son territoire. L’espace alloué aux salariés symbolise une forme de reconnaissance ; définir précisément un espace dédié aux salariés renvoie à un « habitus », une routine qui fait contrepoids aux multiples stress auxquels le salarié est confronté durant sa journée (organisation de plus en plus matricielle, multitâche, travailler plus vite…). 

    Il est vrai que proposer un espace et un bureau dédiés aux salariés va à l’encontre de l’optimisation financière du moment exprimé par ces nouvelles formes d’aménagement. Mais cet acte "coûteux", hors d’une certaine rationalité serait en quelque sorte la preuve tangible de l’intérêt sincère que l’entreprise porterait à ses salariés par l’expression d’un acte a priori sans contrepartie où le rapport entre salarié et employeur ne se réduirait pas simplement à un rapport de productivité.

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    Que vous disent les employés à propos de ces nouveaux lieux de travail ?

    Nous parlons ici de grands groupes. Lorsque ces nouveaux aménagements sont associés à un bâtiment flambant neuf, on note une satisfaction de travailler dans un environnement plus esthétique et moderne.  

    Mais on note également une fatigue psychologique, voire physiologique si les questions d’acoustique ne sont pas bien traitées par exemple. De même, une lassitude peut apparaître à la longue lorsqu’un employé ne peut pas s’installer à une place fixe. Jeune ou vieux, on s’assoit très souvent à la même place que ce soit dans un flex office (quand c’est possible), dans un café ou dans un amphithéâtre d’université.

    Finalement, qu’est-ce que cela dit de notre société ?

    L’hyperfinanciarisation engendre des visions à court terme côté entreprise et une instabilité de tous les instants que les salariés vivent avec difficultés. L’entreprise sait que le « bonheur » au travail peut motiver davantage ses salariés, mais elle déploie des processus qui s’apparentent en réalité à un contrôle bridant l’initiative individuelle. 

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    Les jeunes générations sont clairvoyantes sur l’écart entre le discours et les pratiques. Elles développent des stratégies de contournement à travers la création de start-up.  C’est la question plus vaste de notre capitalisme contemporain qui se pose et cette « main invisible » d’Adam Smith trop souvent mal interprétée nous rappelle que le capitalisme ne peut faire l’économie de plus d’encadrement des politiques...

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