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Quand l’art flirte avec la marque : création ou contrefaçon ?

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    Les juges opèrent un contrôle de proportionnalité entre liberté artistique et droits de propriété intellectuelle. (Freepik)
  • L’appropriation de marques par des artistes, notamment dans le courant pop art ou street art, donne lieu à un contentieux croissant. Loin de se limiter à l’univers des galeries, ces affaires impliquent parfois des objets de décoration, des vêtements reconfigurés ou des campagnes diffusées sur les réseaux sociaux.

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    Deux décisions récentes - Rolex c/Perathoner (TJ Paris, 3e ch., 3e s., n° 23/04114) et Hermès c/Atelier RC (TJ Paris, 10 avril 2025, RG 22/10720) - illustrent la manière dont les juges tracent la frontière entre liberté de création et atteinte au droit des marques.

    Une tendance entre hommage et détournement

    agathe_zajdela-propriete-intellectuelle-liberte-artistique.jpgL’usage artistique de marques n’est pas nouveau. Dès les années 1960, le pop art s’est emparé des symboles de la société de consommation pour les détourner dans une démarche critique. Mais la multiplication récente d’œuvres intégrant des logos de marques de luxe, vendues comme objets de décoration, brouille les frontières entre art, marketing et contrefaçon. Ces pratiques séduisent un public friand de luxe et sont largement relayées sur les réseaux sociaux, ce qui explique leur succès commercial. Certaines maisons hésitent à engager des poursuites, craignant d’être perçues comme hostiles à la liberté artistique.

    Pourtant, pour les titulaires de marques, ces usages soulèvent plusieurs risques : dilution de l’image, banalisation, association à des univers non choisis. Or, la marque est un outil de contrôle de l’identité du produit ; elle ne peut être utilisée librement à des fins promotionnelles par un tiers, y compris sous couvert artistique. Le risque est d’autant plus grand pour les marques de luxe, dont la valeur repose sur la rareté et le contrôle strict de l’image.

    Dans l’affaire Rolex c/Perathoner, l’artiste avait conçu des tableaux reproduisant les boîtiers emblématiques de montres Rolex, accompagnés de titres intégrant les marques verbales ("Milgauss", "GMT-Master", etc.).

    Le tribunal reconnaît que l’usage des noms des modèles dans les titres peut relever d’une forme d’expression artistique, mais il distingue nettement cet usage de celui réalisé dans le cadre de la promotion de l’artiste et de ses œuvres, à savoir l’"usage de signes identiques sur ses réseaux sociaux, dans un clip promotionnel et une exposition artistique organisée en avril et mai 2022 à l’hôtel Royal Monceau". Il retient ainsi qu’une telle utilisation à des fins promotionnelles sur les réseaux sociaux et dans une vidéo YouTube dépasse les usages loyaux. En effet, cette communication permettait à l’artiste de tirer profit de la notoriété de Rolex pour valoriser ses œuvres, et la répétition des signes et du logo pouvait créer, pour les amateurs de montres de luxe, une impression d’association commerciale avec Rolex. Le tribunal retient en conséquence une atteinte à la renommée des marques "Rolex".

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    Enfin, il condamne même l’artiste sur le terrain du parasitisme et justifie cette condamnation distincte par l’atteinte, non plus aux marques renommées, mais à la dénomination sociale et au nom commercial de Rolex.

    Ainsi, en associant systématiquement ses créations à des éléments visuels et verbaux de la marque Rolex dans un but de valorisation commerciale, l’artiste a dépassé les limites de l’usage loyal et porté atteinte à la renommée des marques Rolex, mais également à sa dénomination sociale et son nom commercial.

    Une tendance qui émerge aussi avec l’upcycling

    Dans une autre affaire (Hermès c/Atelier RC), Hermès a obtenu gain de cause contre une société qui revendait des vestes customisées à partir de carrés de soie vintage découpés et cousus sur des vêtements. Le tribunal a jugé que cette pratique portait atteinte à la fois au droit d’auteur, en raison de la modification non autorisée d’œuvres originales, et au droit des marques, en raison de l’usage du nom Hermès à des fins promotionnelles.

    Même si les produits upcyclés avaient été achetés légalement, leur transformation et leur revente commerciale ont été considérées comme un usage non loyal. Le juge a écarté l’argument environnemental, mais aussi la liberté d’expression artistique, estimant que "sous couvert de sa liberté de création artistique, la société Atelier R&C, qui n’a pas recherché à obtenir l’autorisation de la société Hermès Sellier, entend en réalité s’affranchir de la législation sur le droit d’auteur pour fabriquer et vendre des produits dans le cadre de son activité commerciale, ce qui ne saurait donc justifier les atteintes aux droits patrimoniaux retenues".

    En outre, "le choix d’utiliser la marque dans les titres et descriptions, ainsi que sur les produits eux-mêmes pour les promouvoir, alors que d’autres foulards sans marque pouvaient être utilisés, traduit […] une volonté de tirer profit de cette marque "Hermès" dont la notoriété n’est pas discutée, de sorte que les atteintes dont s’agit n’étaient pas nécessaires et ne peuvent qu’être regardées comme affectant la substance même des droits afférents à la marque".

    Le test du contrôle de proportionnalité

    Ces affaires rappellent que les juges opèrent un contrôle de proportionnalité entre liberté artistique et droits de propriété intellectuelle pour lequel trois critères clés sont mobilisés :

    1. l’objectif poursuivi : il doit être légitime, artistique ou critique,
    2. la nécessité de l’usage de la marque : il faut démontrer que l’objectif ne peut être atteint sans cet usage et que l’autorisation du titulaire de marque n’a pas pu être préalablement obtenue (ce qui suppose a minima une prise de contact avec le titulaire de droits),
    3. le caractère non commercial de l’exploitation.

    Dans les deux cas, les juridictions ont estimé que l’usage des marques servait avant tout un but commercial, sans justification artistique ou environnementale suffisante. Le détournement des codes du luxe ou la récupération de matières griffées n’étaient pas accompagnés d’une démarche critique, pour le premier, ou environnementale, pour le second, mais visaient à tirer profit de la notoriété des marques.

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    Vers une jurisprudence plus structurée

    Ces décisions montrent que la liberté artistique n’est pas un blanc-seing. Les juges cherchent à préserver un équilibre : protéger la création authentique sans permettre que la notoriété des marques soit utilisée comme levier marketing déguisé. À l’inverse, les marques ne peuvent pas non plus censurer toute référence à leur univers, dès lors qu’elle s’inscrit dans une véritable démarche artistique ou parodique, voire environnementale.

    Les prochaines décisions viendront préciser encore les contours de cet équilibre. En attendant, artistes et marques doivent composer avec un cadre juridique où la notoriété, l’intention et le contexte d’exploitation pèsent lourd dans la balance.

    Agathe Zajdela
    [Avocate of counsel au sein du cabinet parisien Duclos Thorne Mollet-Viéville & Associés (DTMV)]

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