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Virgile Stark : "On organise le plus grand autodafé symbolique de l’histoire"

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    Virgile Stark : "Le livre est un objet à part..." (Alejandro Escamilla)
  • Virgile Stark est le pseudonyme d'un bibliothécaire qui a "passé plus de dix ans à la Bibliothèque nationale de France, au coeur des grandes mutations du livre et du projet numérique". Il est l'auteur de l'ouvrage "Crépuscule des bibliothèques" (Les Belles Lettres, 2015)

     

    Votre livre s’ouvre sur une visite du Salon du Livre, un lieu où « les livres se raréfient, puis disparaissent totalement ». Pourtant, les ventes de livres numériques peinent à décoller en France. La situation est-elle à ce point dramatique ?

    Au Salon du Livre, les livres se raréfient, et pour cause, dans les espaces consacrés au numérique, dont l’importance est encore toute relative il est vrai. Parallèlement, les conférences qui se tiennent au salon sont en grande majorité consacrées à la nouveauté technique. Le numérique est notre centre d’intérêt, notre « beau souci », notre espoir. La conquête commerciale des machines à lire n’en est qu’à ses débuts. Aux Etats-Unis, les ventes d’e-books représentent peu ou prou la moitié des ventes de livres globales.

     

    Vous affirmez que dans « dans les bibliothèques, dans les librairies, dans les écoles (…) on organise le plus grand autodafé symbolique de l’histoire sous couvert de progressisme ». Si tel est le cas, comment expliquer le silence relatif des intellectuels et des écrivains face à cet autodafé ?

    Ce que je nomme « autodafé symbolique », c’est l’effacement progressif de la place du livre dans notre univers mental, dans nos valeurs et dans nos projets institutionnels ou commerciaux. C’est l’ensemble des mesures qui sont prises pour périmer l’usage traditionnel du support papier : diminution des collections imprimées dans les nouveaux projets de bibliothèques (avec une infatuation de l’équipement informatique), abandon des manuels imprimés dans les écoles, vente de livres numériques dans les librairies, etc. C’est la sortie de terre de BiblioTech, la première bibliothèque publique sans aucun livre de papier, à San Antonio, au Texas. Y a-t-il plus frappante manifestation d’une volonté d’éradiquer le livre ?

    Mais il est exact que les intellectuels et les écrivains ne s’emparent guère de ce phénomène, parce qu’ils sont peu nombreux à croire que le livre, dont ils sont les principaux adeptes, puisse un jour disparaître. Toutefois, cette problématique a été abordée par certains auteurs : Lucien Polastron, Roberto Casati, Olivier Rey, Alain Giffard, Raffaele Simone, Roland Reuss... ; et les diatribes contre la lecture numérique de Yann Moix, Fréderic Beigbeder et Milan Kundera ont eu un certain retentissement.

     

    Reconnaissez-vous au livre numérique quelques atouts comme, par exemple, la possibilité de grossir la police de caractères pour les déficients visuels ?

    Je lui reconnais tous les atouts qu’il possède indubitablement, et en plus de celui que vous citez : la légèreté, la grande capacité de stockage, la dimension pratique quand on veut lire en voyage, ou dans son lit. Sans doute en a-t-il bien d’autres, mais son défaut majeur est tout simplement de n’être pas un livre, un codex dont la forme, je le soutiens avec Umberto Eco, est parfaite et idéalement adaptée à sa finalité : la lecture. 

     

    Vous portez un regard très sévère sur les bibliothèques et les bibliothécaires qui doivent tout à la fois être « cinéphile, téléphile, mangaphile, vidéophile et gamer ». Les bibliothèques ne doivent-elles accueillir que des livres ?

    Les bibliothèques, stricto sensu, ne peuvent accueillir que des livres ; si elles accueillent d’autres supports, elle deviennent nécessairement autre chose : des « médiathèques », en règle générale. Si le terme lui-même s’est imposé, c’est parce que la nature des bibliothèques a été transformée par l’intrusion des autres « médias ». Il est réjouissant que nous puissions emprunter des disques et des films, ou nous connecter à des ressources numériques sélectionnés par des professionnels, dans des établissements publics. Mais il ne me semble pas nécessaire que ces établissements soient indistincts des lieux du livre que nous nommions « bibliothèques ». Le livre pourrait faire l’objet d’une sanctuarisation – mot imprononçable en notre époque de « convivialité » –, en tant que support ancien de la culture intellectuelle, scientifique et littéraire.

    Cela paraîtra bien évidemment très peu moderne ; mais je n’hésite pas à affirmer que le livre est un objet à part, dont les rapports étroits qu’il entretient avec la quête silencieuse et la vie spirituelle devraient lui assurer un statut protégé. Le livre n’a pas besoin d’être accompagné, il se suffit à lui-même, il est un monde en lui-même. La bibliothèque devrait se fermer aux influences extérieures, à tout ce qui n’est pas elle, à l’image, au bruit, à la technique et au divertissement : ainsi le lecteur pourrait-il y trouver, y retrouver, l’atmosphère intime et pourquoi pas un peu monacale qu’il y recherchait souvent, bien plus qu’on ne le dit aujourd’hui en tout cas.

     

    Selon Jorge Luis Borges, la rêverie autour de l’objet livre fait partie intégrante de la lecture. Le livre numérique est-il en passe d’abolir toute relation sensorielle avec la lecture ?

    Il serait inexact d’affirmer qu’une liseuse ou une tablette sont dénuées de toutes qualités sensorielles. Comme un livre, elles ont une apparence physique, un volume, une forme. Seulement, cette forme n’est pas celle du livre, objet merveilleusement sensuel. Qui n’a pas caressé avec plaisir une couverture, un papier ? Qui n’a pas savouré le parfum d’une page ? Qui n’a pas plongé dans l’illustration d’une couverture ? Qui n’a pas tourné et retourné un livre entre ses mains, parcourant des yeux chacun de ses détails, de ses éléments typographiques, laissant pénétrer en lui cette magie particulière, qui n’a pas d’équivalent dans le champ de la culture humaine ? Combien d’écrivains n’ont-ils pas chanté les louanges de l’objet-livre, combien n’ont-ils pas avoué la fascination qu’il exerçait sur leur imaginaire, et qui souvent fut à l’origine secrète de leur vocation ?

     

    Certains ne manqueront pas de vous catégoriser comme conservateur, technophobe, voire réactionnaire… Que leur-répondez-vous ?

    Il est amusant que le terme « conservateur » désigne en même temps un statut dans les bibliothèques et une sorte de tare psychologique. Nous sommes atteints de progressisme incurable : le nouveau est toujours supérieur à l’ancien, et il faut toujours haïr les habitudes. Je crois en effet nécessaire de préserver la culture livresque, ce qui n’implique pas de vivre hors de son époque et de refuser toute innovation. Ceux qui me taxent de technophobie – un élégant tweet me consacre même « dinosaure » de la profession ! – n’ont tout simplement pas fait l’effort de me lire attentivement - mais qui lit encore attentivement ? Je n’ai aucune « hostilité de principe » à la technique ; j’utilise beaucoup l’internet.

    Pour reprendre le terme inventé par Casati, je m’oppose au « colonialisme numérique », c’est-à-dire à la volonté de tout faire « migrer », systématiquement, vers le numérique. Je « réagis » au manque d’esprit, de sagesse et d’ambition culturelle dans notre usage de la technique en général. Ce n’est en aucun cas l’expression d’une « phobie » ou d’une crispation élitiste. 

     

    Vous reprochez également au site François Mitterrand de la Bibliothèque nationale de France de n’être « qu’une ruine, un cadavre cyclopéen ». Que reprochez-vous à ce bâtiment exactement ?

    Le bâtiment du site Tolbiac, conçu par l’architecte Dominique Perrault, est l’exemple typique de ce qui ne doit pas être fait, et de ce qu’il ne faudra jamais refaire : esthétique indéchiffrable, gigantisme, distances énormes entre les services, symétrie austère, hauteurs inaccessibles, chemins impraticables, tristesse et insanité des « locaux aveugles » où travaillent les magasiniers, effet de serre dans les tours vitrées, lourds panneaux de bois en guise de protection, moquette fragile, fuites d’eau, problèmes de qualité de l’air, système de climatisation inadapté, et j’en passe.

    Seul le confort des salles de lecture peut être compté parmi les éléments vraiment positifs. Mais ceci ne concerne que l’aspect matériel : dans mon esprit, c’est avant tout le « projet » technophile qui est tombé en ruine. 

     

    Les bibliothèques publiques doivent-elles accroître leur offre numérique ?

    Elles ne pourront pas faire autrement que de suivre le mouvement de « migration » vers le numérique ; c’est une injonction ministérielle. Il a été décidé que les bibliothèques devaient s’adapter ou mourir, se moderniser ou se condamner à être désertées. Je ne crois pas que l’accroissement de l’offre numérique soit la chose la plus urgente et, bien sûr, selon ma conception de la bibliothèque comme sanctuaire privilégié du livre, c’est même la dernière des choses à faire ; mais je suis conscient de l’intempestivité de mon discours. L’hégémonie croissante du système technicien implique un usage toujours plus obligatoire des innovations.

    L’avenir nous dira jusqu’où nous devrons aller dans cette voie. La technique est notre destin, disait Jacques Ellul ; et si notre destin, au-delà de cette nuit de l’esprit, c’était le livre ?

     

    Finalement, croyez-vous à une coexistence pacifique entre livre papier et livre numérique ?

    Je ne crois pas à cette coexistence dont on ne cesse de nous rebattre les oreilles, alors que d’un autre côté tout est fait, politiquement, économiquement, techniquement, culturellement, pour rendre le livre papier obsolète. Il y a là une hypocrisie notoire. L’idée d’une « cohabitation heureuse » des deux livres fait partie de la propagande générale qui a pour fin d’adapter les esprits au remplacement d’un support par l’autre.

    Quand il sera temps, quand les conditions seront réunies, le livre sera définitivement abandonné, ou presque : peut-être survivra-t-il sous la forme des « beaux livres » destinés aux collectionneurs. Est-ce que le livre papier a survécu dans la bibliothèque publique de San Antonio ? Par quel miracle se maintiendrait-il face aux machines surpuissantes et fascinantes ?

     

    Crépuscule des bibliothèques. Virgile Stark. Editions Les Belles Lettres.

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    Commentaires (1)

    • Portrait de Reac_moderne

      Ayant fort apprécié votre ouvrage, sur le fond et sur la forme, chargée d'un humour caustique, j'approuve votre opinion sur l'impossible cohabitation durable entre supports imprimés et numériques. Je la comparerai à la cohabitation de deux langues, généralement transitoire, le temps que l'une triomphe de l'autre, ce fut par exemple le cas de nos langues régionales.

      sep 28, 2016
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    Rencontre avec Stéphane Roder, le fondateur du cabinet AI Builders, spécialisé dans le conseil en intelligence artificielle. Également professeur à l’Essec, il est aussi l’auteur de l’ouvrage "Guide pratique de l’intelligence artificielle dans l’entreprise" (Éditions Eyrolles). Pour lui, "l’intelligence artificielle apparaît comme une révolution pour l’industrie au même titre que l’a été l’électricité après la vapeur".
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