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Droit : neutralité et loyauté des plateformes numériques

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    "Pour le CNN, la neutralité est "un pilier pour l'exercice effectif de la communication et de la liberté d'entreprendre au XXIe siècle". C'est donc dire que le principe de neutralité a de beaux jours devant lui !" Thierry Vallat (Pixabay/kaboompics)
  • Les plateformes numériques sont devenues omniprésentes dans notre vie quotidienne. Les principaux grands acteurs, dont ceux regroupés sous l'acronyme de Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) apparaissent comme de plus en plus hégémoniques, laissant un fort ressenti de déséquilibre entre le pouvoir de ces grandes plateformes et leurs usagers. Aussi, continue-t-on de s'interroger sur leur encadrement, voire leur éventuelle régulation. C'est dans ce contexte que le Conseil national du numérique (CNN) a remis, le 13 juin 2014, son rapport sur la "neutralité des plateformes" (CNN avis n° 2014-2 du 13 juin 2014) dans lequel il évoque la question de la nécessaire loyauté dans l'environnement numérique. Le Conseil d'Etat souhaite, pour sa part, un statut spécial de plateforme qui constituerait une sorte de régime intermédiaire entre les régimes d'hébergeurs et d'éditeurs (CE, étude annuelle 2014, Le numérique et les droits fondamentaux). Enfin, c'est à l'échelon européen que se positionne également un front, pour ne pas dire une fronde, avec les griefs d'abus de position dominante récemment formulés par la Commission européenne, notamment à l'encontre de Google. 

    Les concepts de neutralité et de loyauté sont donc aujourd'hui au coeur de la métamorphose numérique. Commençons par définir l'ensemble de ces concepts avant de tenter d'en cerner la future intégration.

    1. Qu'est-ce qu'une plateforme numérique ?

    Il s'agit d'un concept qui gravite autour de la notion d'intermédiation entre un producteur ou un vendeur, d'une part, et, d'autre part, un internaute, qu'il s'agisse d'un utilisateur ou un consommateur. L'ancienne dichotomie hébergeurs/éditeurs est aujourd'hui devenue obsolète avec l'avènement des plateformes qui fusionnent les deux notions. Par exemple chez Facebook, on retrouve fourniture de contenus, de moyens, l'hébergement, ainsi que la publicité des annonceurs.

    écosystèmes

    Le Conseil national du numérique a bien entendu été amené à apporter une définition de ce terme en présentant les plateformes du domaine numérique comme des "espaces numériques de mise en contact entre offre et demande sur un marché spécifique" (CNN, avis n° 2014-2 du 13 juin 2014, préc., p. 55). Ces acteurs de l'internet, devenus de véritables centres multimédias, proposent simultanément, dans des domaines très variés, l'accès à leurs propres services, mais aussi à des services concurrents ou à ceux de partenaires : en bref, un écosystème complet de service d'accès intégrés pour les utilisateurs regroupant à la fois un moteur de recherche, une boutique en ligne, des applications et l'accès à des réseaux sociaux.

    C'est d'ailleurs bien parce que sont apparus des opérateurs généralistes que se pose désormais la question des plateformes de services qui contribuent à créer ces écosystèmes rassemblant une vaste communauté d'utilisateurs. Pour autant, la notion de plateforme numérique n'est pas figée, puisque certains considèrent que les boites des fournisseurs d'accès internet sont également à ranger dans cette catégorie, alors que le CNN ne les identifie pas comme telles dans son rapport et que de nouveaux opérateurs émergent régulièrement avec des modèles pouvant être novateurs, comme celui récemment de Netflix.

    renforcer la responsabilité

    Le Conseil d'Etat a eu l'occasion de se positionner sur cette question et milite pour l'instauration du statut intermédiaire de plateforme. Seraient ainsi qualifiées les services de référencement ou de classement de contenus, biens ou services édités ou fournis par des tiers et partagés sur le site de la plateforme. Selon le Conseil d'Etat : "Une telle définition couvrirait l'ensemble des acteurs usuellement considérés aujourd'hui comme des plateformes : moteurs de recherche, réseaux sociaux, sites de partage de contenus, places de marché, magasins d'applications, agrégateurs de contenus ou comparateurs de prix".

    L'idée sous-jacente serait, on l'aura deviné, de renforcer la responsabilité civile et pénale des services en ligne.

    2. Pourquoi peuvent-elles poser problème ?

    Ayant acquis un rôle d'intermédiaires incontournables, ces plateformes devenues géantes peuvent non seulement étouffer certains marchés, ou du moins, influer grandement sur les innovations ou les secteurs, mais aussi avoir un impact sur les internautes souhaitant s'exprimer sur ses espaces. Il y a en effet une réelle crainte de voir ces plateformes discriminer les services et les contenus distribués au profit des siens propres, mais aussi tenter d'imposer unilatéralement des conditions de fonctionnement ou des conditions de marché.

    Reste une constante : la dynamique de développement des plateformes favorise l'émergence d'opérateurs dominants. Par ailleurs, alors que le droit des réseaux tendrait plutôt vers le concept de "facilité essentielle", celui des plateformes aurait un fort tropisme vers celui des contenus.

    fermé ou ouvert

    Il paraît donc délicat, comme le sous-entend le CNN, qu'une plateforme numérique puisse être assimilée à une facilité essentielle, comme les infrastructures issues des monopoles publics. D'autant que les plateformes numériques ne fonctionnent pas toutes sur un modèle unique : on retrouve, en effet, des écosystèmes de type fermé, et donc contrôlant les contenus, déterminant des politiques tarifaires ou imposant des standards et des schémas de type ouvert, c'est-à-dire admettant l'interopérabilité avec des acteurs extérieurs. Ce qui est une autre façon de parler de la neutralité et donc de l'encadrement de ces monopoles.

    3. Les composantes du principe de neutralité

    Puisque les rivalités concurrentielles restent importantes et que de nombreuses plateformes façonnent et déterminent, avec parfois un cruel manque de transparence, les conditions d'accès aux informations, la piste de réflexion principale a conduit à définir les contours du principe de "neutralité des plateformes". Elles visent à encadrer les activités des plateformes ayant acquis ce rôle d'intermédiaire incontournable avec plusieurs composantes :

    • la protection contre les formes de censure sur les contenus et informations ;
    • la protection contre les discriminations préjudiciables ; 
    • la garantie à un droit à l'information à la compréhension des conditions pratiquées pour les internautes ;
    • la rupture de la constitution des rentes qui ne correspondraient pas à une rétribution de l'innovation.

    Pour le CNN, la neutralité est "un pilier pour l'exercice effectif de la communication et de la liberté d'entreprendre au XXIe siècle". C'est donc dire que le principe de neutralité a de beaux jours devant lui !

    Cette question de la neutralité des plateformes a été particulièrement mise en lumière avec l'affaire "Appgratis" qui avait été éjectée de l'App Store en avril 2013 : mettant en application une clause de son contrat ajoutée l'année précédente, Apple avait décidé de supprimer l'application AppGratis, qui permettait aux possesseurs d'un iPhone ou iPad de télécharger des applications gratuitement, à titre promotionnel. Apple avait déjà supprimé par le passé ce type d'applications qui ne servent que de passerelles commerciales vers d'autres logiciels et jeux vidéo.

    une pleteforme a des devoirs

    La ministre déléguée à l'Economie numérique de l'époque, Fleur Pellerin, avait alors volé au secours de la petite start-up parisienne. Pour la ministre, cette décision d'Apple est "injuste", "brutale", "unilatérale", et pose le problème de la neutralité du "net", c'est-à-dire l'attitude des géants en situation dominante vis-à-vis de leurs usagers. Elle avait même mis en cause l'imposition unilatérale "de conditions de marchés qui ne sont pas compatibles avec l'éthique qu'on peut attendre de ces grandes entreprises". La ministre avait estimé nécessaire de trouver les moyens de rééquilibrer les relations commerciales entre ces plateformes dominantes et les PME et Benoît Thieulin, président du CNN avait surenchéri en proposant au gouvernement de légiférer sur le principe de neutralité du net. Il affirmait alors : "Lorsqu'une plateforme devient une infrastructure d'accès incontournable, elle a des devoirs".

    Concernant cette neutralité appelée de tous les voeux, le CNN a préconisé de s'appuyer sur des agences de notation qui seraient chargées de mesurer les niveaux de neutralité révélateur des pratiques des plateformes, afin d'éclairer les usagers et les partenaires dans leurs choix. Elles auraient également pour objectif de rééquilibrer le rapport de force entre les intervenants.

    Devoirs, éthique, responsabilité, on comprend alors que l'on bascule de la simple neutralité à un autre des garde-fous préconisés, la loyauté des plateformes.

    4. La loyauté des plateformes numériques

    L'une des grandes nouveautés de l'avis du CNN de mai 2014 est l'introduction du principe de loyauté dans 

    le débat autour des plateformes. Pour le CNN : "L'environnement numérique est de plus en plus caractérisé par des déséquilibres forts entre le pouvoir des grandes plateformes et celui de leurs usagers ; entre les Etats et leurs citoyens. Il est nécessaire de redéfinir les grands principes du numérique autour d'un principe général de loyauté".

    Il recommande donc la création d'une obligation générale de loyauté sur l'utilisation des données pour aller au-delà du seul principe de finalité :

    • en réclamant la loyauté de l'ensemble des procédés de collecte, de traitement des données, des modes de recueil du consentement et des informations fournies à cet effet ;
    • en fournissant aux usagers et partenaires les moyens de s'assurer du respect des termes de l'engagement présenté.

    données piratées ou contenus litigieux

    Ce principe de loyauté, nouveauté dans la régulation du numérique, n'est cependant aucunement un concept monolithique. Il peut, bien entendu, être évoqué pour inciter les plateformes à mieux respecter la liberté d'expression des utilisateurs ou pour inciter les moteurs de recherches à ne plus utiliser leur position dominante pour écraser les concurrents. Mais il paraît aussi devoir concerner les contenus hébergés, par exemple pour s'assurer que des données piratées ne réapparaissent pas ou que des contenus litigieux puissent être supprimés plus facilement, sans attendre l'exercice aléatoire d'une action judiciaire, dont on comprend les limites avec l'application "à géométrie variable" du droit à l'oubli numérique.

    Le CNN suggère en conséquence in fine que cette notion de loyauté puisse être intégrée dans une loi.

    5. Neutralité et loyauté des plateformes numériques, bientôt dans la loi ?

    C'est dans ce contexte qu'au mois de mars 2015, Axelle Lemaire, secrétaire d'Etat au Numérique, a été entendue par la "commission numérique" de l'Assemblée nationale, afin de présenter son futur projet de loi numérique "LCEN". Elle a notamment pu préciser aux parlementaires qu'elle envisageait "d'inscrire dans la loi le principe de neutralité des réseaux". L'idée serait, si l'on en croit Mme Lemaire, d'étendre le principe aux applications, aux téléphones, afin de pouvoir utiliser par exemple Android sans forcément créer son compte de messagerie personnelle sur Google. En complément au principe de neutralité générale du net, Axelle Lemaire semble déterminée à faire inscrire dans la loi le principe spécifique de neutralité des plateformes, instaurant ainsi une "obligation d'information, de notification de la part des plateformes, lorsque des API ou certains algorithmes sont modifiés". Elle souhaiterait également que les internautes soient informés par les moteurs de recherche traditionnels ou spécialisés des résultats artificiellement hissés en tête des résultats dès lors que cela fait suite à une prestation tarifiée. Le rapport final de la commission numérique était attendu en juillet, le projet de loi pouvant alors être présenté en septembre 2015.

    niveau européen

    En outre, le principe de neutralité devrait être affirmé au niveau européen et elle a ainsi proposé à ses partenaires, notamment allemands une définition du principe de neutralité du net avec un renvoi aux législateurs nationaux pour ce qui concerne la définition des exceptions. C'est ainsi qu'avec son homologue allemand Brigitte Zypries elle a remis, fin 2014, à la Commission européenne un document de travail l'appelant "à se saisir du sujet de la loyauté des grandes plateformes internet pour préserver les conditions d'un marché unique ouvert et non discriminatoire". Sont particulièrement visés les moteurs de recherche (Google) et les boutiques d'applications (App Store et Google Play).

    Le contexte de défiance à l'égard de certaines plateformes, dont Google, devrait faciliter l'émergence d'un texte : on rappellera que la Commission européenne vient de notifier en avril 2015 au géant de Mountain View des griefs d'abus de position dominante sur les marchés des services de recherche sur internet. Il est intéressant de relever à cet égard que devant les attaques sur les manipulations sur la constitution des résultats dans son moteur de recherche, Google a toujours opposé aux critiques la neutralité de son algorithme, soit la méthode mathématique de classement des résultats pour rendre plus pertinent la requête la plus visible.

    6. Des fissures dans l'unité autour de la neutralité des plateformes numériques

    Reste que la neutralité des plateformes ne fait pas l'unanimité et que certains, comme l'économiste Thierry Penard et l'avocat Winston Maxwell, ont manifesté leur réticence et la nécessite d'une "approche prudente en matière de régulation" (L'Opinion, 23 avril 2015). Une des idées-forces de ces réfractaires à la neutralité est qu'il existe déjà tout un arsenal permettant de répondre aux pratiques abusives : la Cnil pour la protection des données personnelles, le Code de commerce pour l'abus de position dominante ou les pratiques déloyales, ou encore le Code de la consommation garantissant la transparence pour les consommateurs, etc.

    On pourra enfin s'interroger sur la possibilité que les algorithmes puissent s'affranchir de la neutralité qui leur serait imposée ou de devenir d'eux-mêmes déloyaux, puisqu'ils répondent clairement aux règles fixées par leurs concepteurs. Mais, bien sûr, les situations de conflit ne vont certes pas manquer et les férus de l'oeuvre asimovienne auront aisément déjà compris que les plateformes numériques ne pourront échapper quoi qu'il en soit à l'application de lois, celle de la robotique ou d'autres.

    devoir de transparence et de non-discrimination économique

    Comme le rappelait l'avocat Alain Bensoussan lors d'échanges avec le CNN (CNN, compte-rendu du 8 novembre 2013), "en matière numérique le droit est dicté par la technique que l'on soit de tradition anglo-saxonne ou romano-germanique" ; il y a une similarité de besoins pour les utilisateurs où qu'ils se trouvent et, dès lors, "le succès d'une loi ne relève pas de sa géographie, mais des valeurs qu'elle sous-tend". En l'occurrence, parmi d'autres, le devoir de transparence et de non-discrimination économique. Il n'est donc pas déraisonnable de parier sur un large avenir pour le principe de neutralité que ce soit en Europe, mais aussi dans le reste du monde.

    Thierry Vallat
    Avocat au barreau de Paris

    (1) www.cnnumerique.fr/wp-content/uploads/2014/06/CNNum_Rapport_Neutralite_des_plateformes.pdf
    (2) www.conseil-etat.fr/Decisions-Avis-Publications/Etudes-Publications/Rapports-Etudes/Etude-annuelle-2014-Le-numerique-et-les-droits-fondamentaux
    ​cf. Google ou le procès des robots par Luc-Marie Augagneur, Les Echos, 17 avril 2015.
    (3)-> www.cnnumerique.fr/
    (4) wp-content/uploads/2013/11/Plateformes_CRVC_8.11_V1JHBCMBrevuBensoussan.pdf

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