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Suisse : contestons les frontières entre archives privées et publiques !

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    « Pour une politique globale de paix » Affiche pour une fête organisée par le GSsA (Groupe pour une Suisse sans armée). (Archives contestataires, cote 014_CFG-AC_aff_0367)
  • Les archives contestataires entrent indéniablement dans la catégorie des « archives privées », mais la notion d’histoire publique (« public history ») devrait nous engager à reconsidérer les frontières entre public et privé, pour le plus grand profit du débat démocratique. Frédéric Deshusses, notre correspondant à Genève, est archiviste aux Archives contestataires, une association suisse fondée en 2007 qui collecte, décrit et valorise des archives issues de nombreux mouvements sociaux, politiques et culturels de la deuxième moitié du XXe siècle, livre son point de vue.

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    Archives publiques et privées : définition

    [De notre correspondant à Genève] Selon la conception classique, les archives publiques sont celles produites par l’État et les organismes qui lui sont associés (établissements publics, bénéficiaires de délégation de service public, etc.).

    Les archives privées en sont, en quelque sorte, le négatif : ce sont les ensembles documentaires qui ne sont pas produits par l’État et les institutions assimilées. Les services d’archives de l’État peuvent conserver des archives privées : c’est donc bien la production et non pas l’institution de conservation qui détermine le caractère public ou privé.

    Je voudrais questionner ici ces deux catégories — archives privées, archives publiques — sur la base de la conservation et de la valorisation des archives des mouvements sociaux de la seconde moitié du XXe siècle. Il me semblerait en effet avantageux de restituer leur caractère public, au sens par exemple de l’utilité publique, à ces documents qui sont des éléments majeurs du débat démocratique passé, présent et à venir.

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    Un courant historiographique très dynamique

    Ce qui est public se limite-t-il à ce qui est produit par l’État ? Il me semble que non. Dans de nombreux domaines, on admet l’existence d’une utilité publique qui n’est pas strictement identifiée à l’action étatique.

    Ainsi, des logements peuvent-ils être déclarés d’utilité publique quoiqu’ils soient bâtis par des maîtres d’œuvre privés. De même, le ministère public n’est pas l’avocat de l’État : il requiert au nom de la société. Dans un sens similaire, un courant historiographique très dynamique aujourd’hui s’appelle l’histoire publique. On désigne par là toutes les pratiques qui, tout en respectant rigoureusement les règles de la discipline (normes de probation, critique des sources, etc.), ont lieu hors des institutions académiques.

    Comme le constate l’historien Guillaume Mazeau dans son petit ouvrage sobrement intitulé « Histoire », il y a, à la fois, un « élargissement de l’audience de l’histoire » et une « augmentation de ceux qui en font » [Guillaume Mazeau, Histoire, Anamosa, 2020, cité dans Axelle Brodiez-Dolino, Émilien Ruiz, « Les écritures alternatives : faire de l’histoire “hors les murs” ? », in Le Mouvement Social 2019/4 (n° 269-270), p. 5].

    Il faut, je crois, se réjouir de ces deux tendances et considérer qu’elles appellent les archivistes à élargir et augmenter le territoire de ce qui est public.

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    Exemple du quartier des Grottes à Genève

    archives-contestataires-suisse-action-populaire-grottesLes archives des mouvements sociaux que nous travaillons, depuis 2007, à identifier, conserver et valoriser nous semblent revêtir une utilité publique. Songeons un instant au mouvement du quartier des Grottes à Genève (Archives contestataires, Fonds Action populaire aux Grottes et Fonds Philippe Gfeller).

    Opposés à un projet urbanistique porté par les pouvoirs publics, les habitants de ce quartier populaire se sont organisés pour mettre en échec ce projet et ouvrir la voie à un urbanisme concerté, économe et valorisant l’existant. Les habitants mirent à profit tous les moyens de luttes licites (manifestation, référendum) ou non (occupations).

    Faudrait-il ne conserver de cet antagonisme que les archives de la Fondation pour l’aménagement des Grottes (Archives de la Ville de Genève, Présidence et direction du Département des affaires culturelles, 300.H.16, Fondation pour l’Aménagement du Quartier des Grottes) au motif qu’elles sont produites par un établissement de droit public ? Les archives de l’Action populaire aux Grottes ne sont-elles pas, en somme, aussi publiques, en ceci que, sans l’opposition qu’elles documentent, ce quartier n’aurait pas l’aspect qu’il a actuellement ?

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    L'association Archives contestataires

    Depuis sa fondation en 2007, l’association Archives contestataires à Genève collecte, décrit et valorise des archives issues de nombreux mouvements sociaux de la deuxième moitié du XXe siècle : contre-culture, antimilitarisme, droits des patients, lutte contre le nucléaire, luttes sociales, contre-information, anti-impérialisme, luttes étudiantes, etc.
    Les archives collectées auprès de militants, ou de groupes encore existants, sont stockées dans des conditions adaptées à une longue conservation. Elles font l’objet de descriptions accessibles en ligne par le biais d’inventaires d’archives et d’un catalogue de bibliothèque.

    L’association anime des rencontres autour de ses archives, participe au commissariat d’expositions, édite des ouvrages et organise des journées d’études.

    La participation des individus à la vie démocratique, au sens le plus fort du mot, n’a pas lieu exclusivement dans les cadres fixés. Elle emprunte ses voies propres, à la manière des piétons qui tracent ce que les urbanistes appellent des lignes de désir, des chemins imprévus. La conservation des documents produits sur les chemins de traverse politiques, sociaux et culturels relève de l’intérêt public au même titre que ceux produits dans le cadre des institutions.

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    Antagonisme entre l’État et les mouvements contestataires

    archives-contestataires-suisse-fonds-charles-philiponaEn ce qui concerne les mouvements contestataires, les antagonismes entre l’État et ces mouvements ne doivent pas être niés. Ces antagonismes justifient que des groupes spécifiques se chargent de la collecte, de la conservation et de la valorisation des archives produites par ces mouvements.

    Comment, en effet, un mouvement qui a subi la surveillance ou la répression de l’État au motif de ses activités politiques, sociales ou culturelles pourrait-il accepter de confier les traces de ces activités à ce même État ? Pensons à ce sujet aux archives des objecteurs de conscience qui, au motif qu’ils refusaient d’accomplir le service militaire obligatoire, furent emprisonnés et souvent victimes d’interdictions professionnelles (Archives contestataires, Fonds André Petitat, série 4 Base antimilitariste et Fonds Charles Philipona, série 10 Objection de conscience).

    Le passage du temps et certaines reconfigurations historiques permettent parfois d’envisager un versement de telles archives dans une institution publique, mais un centre comme le nôtre permet d’aborder en toute confiance cette collecte de particuliers ou groupes privés voués à une action des plus publiques.

    Les défis techniques — conservation des documents électroniques, transferts de support — mais aussi ceux liés à l’espace, poussent à envisager des partenariats entre petits centres d’archives ou avec des institutions de plus grandes tailles. Ces partenariats sont, me semble-t-il, la meilleure manière d’œuvrer à la préservation de ce qui est, en définitive, un patrimoine commun tout en respectant les identités de celles et ceux qui l’ont produit.

    Frédéric Deshusses
    [archiviste aux Archives contestataires]

    Cet article est précédemment paru dans la revue Arbido.

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