1. La bibliothèque, tiers lieu en évolution : de nouveaux services pour tous
Dans les années 80-90, le concept clé du sociologue américain Ray Oldenburg a bouleversé le monde des bibliothèques avec l’introduction de la notion de "third place" ("tiers-lieu » ou « troisième lieu »).
Cette dernière visait à aménager au sein d’établissements un lieu de réunion permettant aux individus de se retrouver dans un espace de convivialité et d’échange hors les murs du travail et de la maison.
De nouveaux services sont ainsi nés dans les institutions afin de proposer un plus large éventail d’offres aux usagers. Ces « bibliothèques troisième lieu » avaient pour but d’améliorer et de renforcer la communication avec les publics, d’augmenter le taux de rotation des prêts et de faire venir plus de visiteurs.
Surtout, elles se voulaient plus proches des usagers en en faisant des « parties prenantes » de leurs offres et services et souhaitaient également réduire le travail de back-office des professionnels, comme le catalogage.
Cette collaboration des usagers et des professionnels de l’information au service de nouvelles offres documentaires est une idée plus récente, qui a émergé lors de la création des « bibliothèques troisième lieu » dans le paysage suisse romand depuis les années 2009-2011.
Conquérir de nouveaux publics
Parallèlement, l’offre documentaire en CD et DVD a fait son apparition entre les années 1985 et 1996. Bien que le concept de « serious game » est apparu vers 1970, c’est surtout au début des années 2000, et plus particulièrement à partir de 2010, qu’une prolifération de nouveaux services s’est ouverte aux usagers des bibliothèques en Suisse, à savoir : les jeux vidéo (en 2010), les serious games (vers 2010), les escape games (en 2014) et les grainothèques (en 2016).
Par la suite, ces dernières années, les bibliothèques se sont ouvertes encore davantage afin de continuer à conquérir de nouveaux publics. Ainsi, les fablabs, les pratiques sportives et culturelles, les prêts d’objets d’utilité quotidienne, pour ne citer que ces trois services parmi tant d’autres, ont alors émergé.
Comme d’autres (nouveaux) formats documentaires avant eux, les jeux vidéo ont d’abord rencontré une certaine résistance avant d’être intégrés au sein des collections documentaires.
Grâce à leur profond ancrage dans la société, les jeux vidéo ont surmonté les nombreux pourparlers sur la légitimité d’introduire ce format parmi les collections existantes, et ont réussi à s’y faire une place grâce aux démarches de valorisation des bibliothèques pour les auteurs et designers de jeux, pour les mécaniques de jeux et le partage de l’information.
Signalons d’ailleurs que l’association Memoriav, soucieuse de protéger le jeu vidéo en Suisse, a lancé son projet Pixelvetica en 2022.
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Changer l’image de la bibliothèque
Selon le spécialiste français du serious game, Julian Alvarez, il s’agit d’une « application informatique, dont l’objectif est de combiner à la fois des aspects sérieux (Serious) tels, de manière non exhaustive, l’enseignement, l’apprentissage, la communication, ou encore l’information, avec des ressorts ludiques issus du jeu vidéo (Game) » (« Du Jeu vidéo au Serious game : approches culturelle, pragmatique et formelle », Thèse de Julian Alvarez, 2007).
Ainsi, en 2025, il ne s’agit plus de rester en back-office et de réaliser le travail habituel en bibliothèque (collection), mais d’être présent pour les utilisateurs, de créer de nouvelles choses conjointement avec eux et pour eux.
Il y a cette volonté d’enlever l’image quelque peu désuète de « cathédrale du savoir » et de lieu austère associé exclusivement à la connaissance et au calme, pour aller plutôt vers un lieu d’échanges, d’apprentissages ludiques, d’inclusivité, d’intégration et d’esprit de critique.
À titre d’exemple, l’Université de Genève a récemment inventé le jeu de plateau « La Course à la citation », pour sensibiliser les étudiants aux bonnes pratiques de citation et au risque de plagiat.
De son côté, l’Office fédéral de l’armement (Armasuisse) a conceptualisé un jeu de cartes sérieux, « Cyber Shield » pour sensibiliser et développer les connaissances de base dans le domaine de la cybersécurité et de la défense électromagnétique.
Quant aux escape games, certains ont été développés pour leur nature pédagogique, en collaboration avec le Service écoles-médias (SEM) et le Département de l’instruction publique, de la formation et de la jeunesse (DIP).
Par exemple, l’Université de Genève en a réalisé un pour Halloween (« Escape the Library pour Halloween ! »), tout comme BiblioWeekend, sur la thématique « À table ! », ou encore la bibliothèque Filigrane, autour du féminisme.
Où sont les jeux de société ?
Mais quid du jeu de société en bibliothèque ? Bien que l’ONU ait décidé, en mars 2024, l’introduction de la première Journée internationale du jeu, qui se fêtera désormais tous les 11 juin afin de promouvoir l’ensemble des bienfaits du jeu pour la société (acquisition de compétences psychosociales, amélioration du processus d’apprentissage, renforcement de la mémoire, promotion de la tolérance, inclusion sociale, prévention contre les conflits et consolidation de la paix), la mise en place d’une collection de jeux de société dans les bibliothèques suisses est presque inexistante, à l’exception des jeux de rôle, des jeux dont on est le héros et des livres-jeux.
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2. Jeux et médiation : un duo gagnant à la bibliothèque
L’offre des jeux de société est riche, car elle puise dans les références courantes de la société, comme celles de la pop culture, de la musique, du cinéma et des plateformes, comme Netflix, des jeux vidéo, de la littérature, du sport et des préoccupations du monde, comme le réchauffement climatique, la nature ou les problèmes politiques.
Des jeux pour tous les joueurs
En effet, les jeux de société s’adaptent aux publics, allant même jusqu’à se transformer pour convenir à deux joueurs ou en proposant même un mode solo, à l’image par exemple de « 7 Wonders », « Splendor », « Sobek », « Bananagrams », « Les Charlatans de Belcastel », « Dorfromantik », « Monumental », « Tokaido », « Wingspan Asie », « Living Forest » ou encore la gamme Micro Games.
Les éditeurs comme les auteurs cherchent également à répondre aux goûts et aux centres d’intérêt des publics. Au niveau sportif, par exemple, citons des jeux sur le tennis, comme des quiz ou le jeu de cartes de simulation « Worldwide tennis », sur le football (« Worldwide football », « Eleven »), sur le cyclisme (« Flamme Rouge », « Mind Cycling »). Les séries télévisées ont elles aussi leurs jeux de société (« Squid Game », « The Queen’s Gambit », « Strangers Things », « Bridgerton », « Le Trône de Fer B'Twixt », « Exploding Kittens », « Downton Abbey », « Le Visiteur du Futur : La Relève », « Les Fous du volant »), tout comme la musique (« Disc Cover », « Hitster », etc.), la bande-dessinée (« Lanfeust de Troy », « La Petite Mort », « Silex and the City », « Bloody Harry », « Le Roy des Ribauds », « Thorgal », « L’Empire de César », « Mind MGMT », « Transperceneige », « Yojimbot »), les mangas (« Naruto », « L’Attaque des titans », « Dreamland », « Death Note », « Spy x Family ») et la littérature (« Dune : Imperium », « Red Rising », « Stroganov », « Les Piliers de la Terre », « Call to Adventure : Le Nom du Vent », « Fragments »). Les jeux côtoient les grandes licences, comme « Harry Potter », « Le Seigneur des anneaux », « Marvel », « Batman », « Pokémon », « Yu-Gi-Oh! », « One Piece », « Star Wars », etc.
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Rassembler et susciter le débat
Les jeux de société s’adressent également aux personnes à besoins particuliers, comme la gamme de jeux adaptés Access+, qui sont dédiés aux personnes présentant des troubles cognitifs (« Dixit Universe », « Timeline », « Dobble », « Cortex » ou « Lucky Numbers »).
Les jeux de société sont aussi exploités par les systèmes d’exploitation IOS ou Android, par la plateforme Steam, et parfois par Nintendo, sur la console Switch (« Catan », « Sonic »).
Les grandes thématiques actuelles du monde sont parfois traduites dans les jeux de société, du moins en surface (résumé du jeu ou direction artistique). En rassemblant différents joueurs, les jeux permettent de susciter des débats et de nourrir des discussions sur des sujets actuels ou passés — le parti pris de l’idéologie d’Oldenburg —.
3. La bibliothèque s’anime : un monde de jeux à découvrir
La sélection et l’acquisition des jeux de société peuvent tenir compte de la collection des livres en corrélation avec sa thématique, mais il ne faut pas tomber dans l’erreur de choisir exclusivement un jeu parce que ce dernier est lié à un ouvrage ou à une thématique. Un autre critère possible pour choisir des jeux peut être :
- les jeux faits par des Suisses en Suisse, à l’image de ce qui se fait fréquemment dans l’usage, pour les livres. (Par exemple, la gamme de jeux d’Helvetiq ou encore la gamme « T’es de… » d’Unique Gaming, pour la culture générale sur la Suisse) ;
- des jeux primés (comme mentionné dans la partie acquisition) ;
- les alternatives récentes aux grands classiques du jeu, dont voici, dans le tableau ci-après , une proposition de liste non exhaustive.
4. Les bibliothèques suisses qui ont une collection de jeux de société
À l’exception des deux bibliothèques suisses mentionnées dans le mémoire de bachelor de Mélissa Jaquier (« Recommandations pour la mise en place d’un service jeux (jeux de plateaux, jeux de rôle et jeux vidéo) en bibliothèque publique, à l’image de la Bibliothèque communale et scolaire de Gland », Mélissa Jaquier, 2022.), à savoir la Bibliothèque IHEID, à Genève, et la bibliothèque-ludothèque Memo de la ville de Fribourg, les bibliothèques qui disposent d’une collection de jeux de société ne sont qu’une poignée en Suisse.
Du côté du canton de Vaud, l’ABCDé — Bibliothèque-ludothèque de la Tour-de-Peilz peut s’enorgueillir d’une collection importante et variée de jeux de société, avec des nouveautés en 2024, dont il est possible de consulter la liste sur son site internet. C’est également la seule détentrice de la revue « Plato », un magazine mensuel francophone consacré aux jeux de société.
Quant à elle, la bibliothèque de l’établissement scolaire Elisabeth de Portes, à Crassier, dispose d’une collection moins vaste, mais elle a choisi, contrairement à La Tour-de-Peilz, de mettre ces jeux en évidence sur l’application Myludo (un outil de gestion de ludothèque gratuit pour les particuliers et les professionnels.) via un lien, au lieu de les inscrire dans le catalogue Renouveau.
À Neuchâtel, la bibliothèque-ludothèque Pestalozzi a, elle aussi, une collection de jeux de société. Néanmoins, la page internet du catalogue en ligne (OPAC) est statique, ce qui n’aide pas dans la recherche. La bibliothèque de l’Université de Neuchâtel (UniNE) propose sa collection sur la récente base de données SLSP, mais les images des jeux ne sont pas apposées. En savoir plus implique de lire la notice, à moins de connaître et rechercher un jeu spécifique.
Ronan Godoy
[Bibliothécaire-documentaliste en milieu scolaire secondaire I-II]
NDLR : Cet article est une synthèse d’un article plus complet, proposé par Ronan Godoy. Pour lire son article en entier ou pour prendre connaissance des références bibliographiques utilisées, il est possible de le contacter à l’adresse suivante : ronan.godoy@bluewin.ch