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Diana Filippova : "nous vivons dans un monde de propagande algorithmique"

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    Pour Diana Filippova, la dématérialisation des services publics participe du technopouvoir : "la dématérialisation peut servir un certain idéal qui est celui du désinvestissement de l'Etat et des services publics". (DR)
  • Diana Filippova est l’auteure de l’essai "Technopouvoir. Dépolitiser pour mieux régner" (Éditions Les liens qui libèrent, 2019). Cofondatrice et dirigeante de l’agence éditoriale Stroïka, elle est passée notamment par Bercy, Microsoft et le collectif Ouishare. Dénonçant la façon dont les nouvelles technologies façonnent et conditionnent nos conduites, elle souhaite encourager la création de nouveaux outils numériques qui respectent notre liberté.

    Ndlr : cet entretien a été réalisé avant la crise sanitaire de covid-19

    Votre ouvrage se présente sous la forme d’une critique des technologies de gouvernement. Que recouvre cette notion de technopouvoir ?

    Le technopouvoir désigne un vivier de technologies de pouvoir qui s’inspirent des techniques. Leur but est de gouverner des hommes libres dans nos sociétés libérales. Le pouvoir, qu’il soit politique, économique ou institutionnel, y puise ses tactiques et ses stratégies de gouvernement et de contrôle.

    Ce que je souhaite montrer, c’est la façon dont les techniques des sociétés industrielles ont été mobilisées pour orienter les conduites qui sont les nôtres. Les technologies numériques ont ainsi été conçues aussi comme des outils de gouvernement. Piloté par le département de défense américain, Arpanet, l’ancêtre d’internet, a été développé dans un but directement géopolitique, dans un contexte de guerre froide.

    Il faut bien avoir conscience de cela face aux fictions qui voudraient nous persuader que ces outils numériques ont été conçus dans le but exclusif de nous permettre de nous émanciper.

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    De nombreux acteurs du numérique déplorent pourtant la méconnaissance du personnel politique en matière de technologies numériques…

    Nous sommes face à une mise en scène de l’opposition entre le personnel politique et les entrepreneurs du numérique.

    Dans ce théâtre, les médias jouent un rôle clef. Dans la réalité, ces technologies ont été commanditées, orientées, réglementées et conçues souvent à l’initiative d’une institution publique, aussi bien en France avec le feu minitel, qu’aux États-Unis.

    Par ailleurs, tous les géants du numérique, qu’ils soient connus à l’instar des Gafam ou moins connus comme Palantir, sont liés par des contrats aux États dans un immense échafaudage qui va de la surveillance à la propagation de messages politiques.

    Reprocher aux personnels politiques qu’ils ignorent tout du numérique, c’est ignorer qu’ils sont depuis toujours aux manettes des politiques des technologies. Inversement, les technologies sont toujours des voies de façonnement de notre réel. Les techniques, en d’autres termes, font elles-mêmes de la politique.

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    Ce technopouvoir est-il de gauche ou de droite ? Est-il d’Orient ou d’Occident ?

    Le technopouvoir n’a pas de couleur. Il est mis en place par les sociétés industrielles, démocratiques et libérales qui ont eu besoin de développer des modes de gouvernement sans passer par le fouet. Je me place dans une perspective développée par Michel Foucault, à savoir l’analyse des technologies du point de vue des libertés.

    Ces technologies s’inscrivent dans un vaste mouvement de reprise en main indirecte de la société, entrepris avec le tournant néolibéral des années 80. Depuis peu, cette reprise en main, concomitante à des tentatives d’émancipation notamment par le numérique, s’accélère et s’affine : le retour à l’autoritarisme coexiste avec l’octroi des nouvelles libertés dans le but de nous faire oublier que nous faisons de moins en moins de politique, que nous exerçons de moins en moins notre puissance d’agir individuelle et collective.

    Ce faisant, l’ordre favorise de nouvelles explosions belliqueuses, dont les Gilets jaunes, le Brexit et l’hostilité de la société civile envers elle-même sont autant de signes inquiétants. Le technopouvoir va par conséquent bénéficier de toute une batterie de technologies destinées à automatiser la contre-critique.

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    Vous dénoncez une « doxa technophile », mais aussi les discours technophobes. N’existe-t-il pas de discours réaliste sur les technologies ?

    Les grands critiques de la technologie comme Jacques Ellul (1912-1994) ont été complètement effacés de l’histoire des idées parce qu’ils ont été taxés de technophobie. Aujourd’hui, on adresse les mêmes reproches à un Snowden ou un Assange. Tous ont formulé une critique extrêmement vive des technologies numériques.

    L’accusation de technophobie est une façon assez commode de disqualifier un discours. Or la plupart du temps, ces critiques ne sont pas technophobes. Ils sont surtout critiques, or, c’est une critique vive et sans concession qu’il nous faut ressusciter aujourd’hui de façon assez radicale. Dans le cas contraire, nous allons nous retrouver dans une situation où l’hostilité de la population envers ces technologies sera si grande qu’il n’y aura aucune chance de réformer ce qui existe déjà.

    On le voit depuis quelques années, de plus en plus de citoyens refusent en bloc les technologies numériques. Ils veulent interdire les smartphones, se désinscrire des réseaux sociaux et en fait refuser de participer à ce débat. Je pense que ce retrait du débat démocratique est très dangereux, car ceux qui ont le plus de choses à dire se ferment eux-mêmes la possibilité d’influencer le cours des choses.

    Aujourd’hui, il nous faut sortir de cette polarisation, ainsi que de l’accusation de technophobie qui est adressée à ceux qui posent à juste titre les questions radicales et dérangeantes.

    Il faut révéler les façons dont les technologies façonnent nos conduites pour être capables d’inventer les technologies qui ne déterminent pas nos comportements et qui ne nous privent pas de notre liberté.

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    La dématérialisation des services publics participe-t-elle du technopouvoir ?

    Bien sûr ! Même s’il n’y a pas lieu de condamner la dématérialisation dans toutes ses facettes. En revanche, il faut bien comprendre comment cette dématérialisation peut servir un certain idéal qui est celui du désinvestissement de l’État et des services publics.

    Le public qui souffre d’illectronisme est déjà défavorisé et sera doublement handicapé car la dématérialisation va tout simplement servir à le sortir du radar des politiques. Nous risquons d’entrer dans une société non pas à deux vitesses mais à plusieurs vitesses où les défavorisés sont hors radar.

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    Quel regard portez-vous sur la proposition de loi contre les contenus haineux sur internet (dite « loi Avia »), qui fait actuellement débat ?

    Il faut comprendre dans quel contexte cette loi a émergé : ce contexte c’est celui où les responsabilités de la puissance publique sont désormais privatisées par les grandes plateformes.

    On peut y voir une connivence entre des intérêts communs qui unit les pouvoirs publics et les géants tech. C’est cela qui est paradoxal et extrêmement rageant pour les citoyens que nous sommes : on nous dit que les gouvernements s’opposent aux Gafam et, dans le même temps, il y a une mise à l’écart du judiciaire grâce à une privatisation de la surveillance et de la censure.

    Cela risque de nous faire entrer dans une société de plus en plus autoritaire.

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    Vous avez cofondé Stroïka que vous présentez comme « une agence de propagande ». Est-ce par provocation ?

    Il y a de la provocation, mais il n’y a pas que ça ! Nous vivons dans un monde de propagande algorithmique.

    Tous les jours nous sommes soumis à des messages qui nous ciblent et influencent nos conduites de façon automatisée, déshumanisée. Tout le monde fait de la propagande, du parti politique à l’épicerie bio du coin.

    Se pose alors la question de la façon dont on peut sortir de cet état de propagande généralisée. Pour cela, il faut reconstruire un discours fondé sur des idées et des convictions humaines.

    Avec cette agence, je souhaite proposer des moyens efficaces pour construire un tel discours et être en mesure de le porter. Nous devons renouer avec l’art de la rhétorique et de la conviction.

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    Pourquoi avoir dédicacé votre ouvrage « au quidam » ?

    Ma volonté est de vulgariser un certain nombre de notions qui sont jusqu’ici restées dans le domaine d’une philosophie opaque et mettre des concepts précieux à tous à la portée de chacun.

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    La dématérialisation est-elle écologique ? Avec le numérique, est-on respectueux de l’environnement ? À l’heure où se multiplient les alertes sur la santé vacillante de la planète, ces questions méritent d’être approfondies. Rapidement, on constate que les paramètres sont multiples et les enjeux complexes.
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