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Julien Pillot : "Uber, Amazon et Airbnb sont engagés dans une entreprise de conquête économique mondiale"

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    Pour Julien Pillot "Amazon, Airbnb et Uber sont des entreprises numériques qui savent très bien analyser, grâce à des algorithmes particulièrement puissants, les très nombreuses (et précises) données qu’elles collectent" (DR)
  • Julien Pillot est enseignant-chercheur en économie et stratégie à l’Inseec Grande École. Après avoir passé cinq ans au sein du groupe Xerfi, il mène des recherches sur les stratégies innovantes des industries de réseaux physiques et numériques. Il analyse pour Archimag celles des géants du numérique, leurs choix économiques, leurs offres de service, leurs forces (entre autres, les algorithmes et les données des utilisateurs) et leurs faiblesses (notamment leur réputation et leur rapport au travail indépendant).

    Temps de lecture : 9 minutes

    Vous avez analysé les stratégies de trois géants du numérique : Uber, Amazon et Airbnb sont-ils engagés dans une entreprise de conquête du monde ?

    Sur le plan économique, on peut le dire. Chacune de ces entreprises est engagée dans des activités et sur des marchés où elles parviennent à un statut d’ultra-dominance selon le concept du « winner takes all ».

    Cela s’explique par les effets de réseau : si vous cherchez un moyen de locomotion à Paris, l’application Uber a plus de chances de vous procurer dans un temps record un chauffeur disponible pour effectuer la course. Et si, de son côté, le chauffeur fait le même calcul, il ira sur Uber plutôt que sur des applications concurrentes car c’est là que se trouvent les clients.

    Ce calcul se répète sur le market place d’Amazon où un vendeur indépendant trouvera plus de clients potentiels que sur une plateforme concurrente. De son côté, le client va sur Amazon car il sait qu’il trouvera un nombre incalculable de produits.

    Et c’est cette même logique que l’on retrouve chez Airbnb dans le domaine de la location de logements avec une offre plus diversifiée, plus étendue territorialement et plus compétitive.

    S’ils doivent choisir une seule application, les offreurs et les clients vont sur ces trois services car c’est là que se trouve l’offre la plus variée et la plus compétitive.

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    Uber, Amazon et Airbnb ont-ils bouleversé les principes de l’économie classique ?

    Oui et non. Prenons l’exemple d’Airbnb. Il représente une nouvelle façon de commercer dans le marché de l’hébergement touristique. Airbnb met en relation des clients qui cherchent un logement dans une zone donnée et des propriétaires qui sont disposés à les louer à la date et au prix demandés.

    Cela a changé la donne : il est désormais possible de pénétrer ce marché sans investir dans le foncier, ni dans les murs, ni dans la formation de personnel pour délivrer le service client. En ce sens, Airbnb a bouleversé certaines bases du marché de l’hôtellerie, en massifiant et centralisant les échanges via sa plateforme et en « empruntant » les ressources productives à ceux qui les détiennent, à savoir les propriétaires.

    En revanche, Airbnb n’a pas totalement changé le marché de l’hôtellerie car il existe toujours un marché pour le B2B ou les hôtels de luxe. Ces derniers ne souffrent pas de la concurrence car Airbnb n’est pas en mesure de rivaliser avec les prestations proposées par les palaces ou par les hôteliers spécialisés dans le tourisme d’affaires. Les hôtels low cost, eux aussi, offrent une résistance étonnante à Airbnb.

    Pour résumer, Airbnb est à la fois un concurrent de l’hôtellerie classique, en cela qu’il capte une partie de sa clientèle, et un complément à celle-ci, en cela qu’il s’adresse aussi aux non-clients des offres traditionnelles. Il y a donc coexistence entre la « nouvelle économie » et l’ancienne.

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    Quel est le poids de ces trois acteurs dans l’économie mondiale ?

    Il est difficile de connaître leur poids car Uber et Airbnb font de la conquête spatiale de marchés locaux. Uber, par exemple, est présent dans 69 pays, mais pas dans toutes les villes des pays concernés (il couvre environ 900 villes). Ce qui l’intéresse, c’est de devenir l’opérateur dominant dans les villes où il s’implante, en général de grandes métropoles où il est possible de trouver des chauffeurs indépendants et des flux de passagers importants.

    Ce sont également des entreprises qui se diversifient rapidement. Airbnb dans les expériences voyageur, Uber dans la livraison de repas, le micro-jobbing ou le fret. Quant à Amazon, c’est un empire qui s’étend de la distribution et la logistique jusqu’aux services internet, en passant par la publicité, le streaming…

    Ce que l’on peut dire, c’est qu’à elles trois, elles ont réalisé un chiffre d’affaires vertigineux de près de 300 milliards de dollars en 2019 (dont 280 pour la seule Amazon) et qu’elles sont valorisées autour de 1 280 milliards de dollars au moment où nous parlons. Elles possèdent aussi énormément de cash disponible pour financer leur croissance et leurs acquisitions.

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    À l’exception d’Amazon qui a été fondée en 1994, ces entreprises n’existaient pas il y a quinze ans. Quelles sont leurs recettes pour connaître une telle expansion à l’échelle mondiale ?

    Il faut reconnaître que ces trois entreprises sont très performantes dans leur cœur de métier. Amazon, par exemple, dispose d’une logistique remarquable et de services très efficaces. Airbnb est ultra-performante au niveau de la mise en relation entre propriétaires et clients et son interface et très intuitive et facile d’accès.

    À l’exception d’Uber qui a rencontré des problèmes avec certains chauffeurs indélicats qui ont pu quelque peu ternir son image, Amazon et Airbnb ont rapidement gagné la confiance des utilisateurs grâce, par exemple, à leur service client réactif (Airbnb) et un respect des délais de livraison (Amazon). Leur performance opérationnelle s’est accrue au fil du temps grâce à la connaissance que leur délivre l’analyse de données.

    J’ajoute qu’Airbnb a eu un sens des affaires exceptionnel. En effet, il n’a pas été le premier à mettre en relation des propriétaires et des demandeurs de logement. Avant lui, HomeAway faisait déjà cela, mais les dirigeants d’Airbnb ont été très malins en faisant reposer la commission sur les demandeurs de logements plutôt que sur les propriétaires. Leur pari était de pénétrer et gagner le marché en caressant les propriétaires « dans le sens du poil » car ce sont les propriétaires qui détiennent l’offre. En étant « propriétaires friendly », Airbnb a remporté la partie en cela qu’elle s’est constitué très rapidement une offre importante et diversifiée, et un excellent bouche-à-oreille.

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    Leur succès s’explique-t-il également par une exploitation optimisée des données qu’elles possèdent sur les consommateurs ?

    Absolument. Ce sont des entreprises numériques qui savent très bien analyser, grâce à des algorithmes particulièrement puissants, les très nombreuses (et précises) données qu’elles collectent. Elles connaissent parfaitement leurs clients et savent leur suggérer des produits ou services proches de leurs habitudes de consommation.

    Par exemple, Airbnb connaît le prix qu’un demandeur de logement est prêt à consentir pour une surface donnée et dans une région donnée. Amazon sait proposer des produits complémentaires à ceux que vous venez de consulter ou d’acheter. Quant à Uber, il fait encore plus fort. Il adapte ses prix en temps réel en fonction de multiples données : l’offre et la demande, le secteur géographique, le moment de la journée, etc. De cette façon, Uber incite les chauffeurs à être présents là où il y a moins de chalandise et moins de clients en faisant la promesse d’une course mieux rémunérée. Résultat des courses : là où Uber est implanté, qu’importe le quartier dans lequel vous vous trouvez où l’heure de la journée, vous avez toutes les chances d’avoir une durée d’attente relativement faible avant de trouver un chauffeur. Et ça, c’est grâce à leur algorithme.

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    Quels sont les points faibles de ces trois acteurs ?

    L’un des points faibles est leur réputation. C’est un problème qui affecte surtout Uber dont certains chauffeurs indélicats se sont livrés à des remarques déplacées envers des clients, voire à des agressions sexuelles. Pour des entreprises qui basent leur succès sur la relation de confiance qu’elles nouent avec les consommateurs et des travailleurs indépendants, la réputation doit être la plus intacte possible.

    Elles doivent également veiller à ne pas se faire éclabousser par des affaires liées à la (mauvaise) exploitation de données personnelles, comme Facebook a pu l’expérimenter quand le scandale Cambridge Analytica l’a touchée.

    Autre point faible, ces entreprises tirent une partie de leurs revenus de l’exploitation de ressources qui ne leur appartiennent pas et de personnes non liées par un contrat de travail. Une question est alors posée : la requalification de la relation entre ces plateformes et les travailleurs indépendants. Ce problème se pose en France et dans d’autres pays.

    Chez nous, une très récente décision de la cour de cassation (4 mars 2020) offre la possibilité à ces travailleurs indépendants de requalifier leur mission en contrat de travail. Mais cela ne sera pas automatique : les chauffeurs, les livreurs et autres travailleurs indépendants devront eux-mêmes faire cette démarche auprès des plateformes. Il s’agit là d’une vraie brèche dans le business model de ces entreprises qui pourrait avoir un impact sur leurs marges ou leur compétitivité tarifaire.

    Malgré toutes ces critiques, nous utilisons abondamment ces services notamment en France qui est le deuxième marché d’Airbnb.

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    Comment expliquer ce paradoxe ?

    Nous sommes face à des acteurs performants qui vendent des services de très bonne qualité. À côté d’Amazon, d’Uber et d’Airbnb, Google est toujours très largement dominant dans le domaine de la recherche sur le web alors qu’il existe des concurrents. Mais Google propose des services suffisamment remarquables aux internautes pour qu’ils ne s’intéressent pas, ou peu, aux solutions alternatives.

    Par ailleurs, toutes ces entreprises connaissent tellement bien leurs clients qu’elles sont en mesure de leur proposer des produits et des services qu’ils attendent. Ce qui est étonnant, c’est que même s’il est au courant de problèmes liés à la confidentialité de ses données, le consommateur continue d’utiliser ces services. Par absence (ou méconnaissance) d’alternative aussi efficace ou par cautionnement du business model : « J’accepte que vous utilisiez mes données personnelles en guise de paiement pour le service de qualité que vous m’offrez ».  

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    Ces géants du numérique sont-ils en passe de devenir des rivaux des États ?

    Cette réflexion est intéressante, mais, à ce jour, elle reste à l’état d’intuition. Ces entreprises ont certes des capacités financières extraordinaires, mais les États disposent d’une légitimité émanant de la volonté populaire, de leur constitution, de leurs institutions, du droit. Par ailleurs, un client mécontent d’un produit ou d’un service peut le quitter à tout moment.

    Voyez ce qui est arrivé à d’anciens géants comme IBM ou Kodak. Vous ne pouvez pas renoncer à votre nationalité et les droits et obligations afférents aussi facilement.

    Enfin, les États ou leurs juridictions ont le pouvoir de taxer les entreprises, de contraindre leurs activités, de les sanctionner, voire de les démanteler dans les cas les plus extrêmes. Ils conservent de fait un ascendant.

    En revanche, il n’est pas interdit de voir en l’extra-territorialité des acteurs du numérique, une volonté d’émancipation de certaines des contraintes nationales, notamment en matière de fiscalité ou de privacy. Proposant des services universels, elles se présentent d’ailleurs souvent comme des « entreprises monde » plutôt que nationales.

    Enfin, certaines portent des projets — à l’instar de Facebook et de son moyen de paiement virtuel Libra — qui interrogent quant à leur capacité à créer des institutions parallèles. En somme, le débat est passionnant et loin d’être tranché.

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