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L’État peut-il imposer aux usagers d’accomplir des démarches administratives en ligne ?

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    Le programme Action Publique 2022 est destiné à développer l’administration électronique et la dématérialisation des services publics. (DCStudio/Freepik)
  • Depuis une dizaine d'années, les démarches administratives se dématérialisent de plus en plus dans un souci de simplification. Que dit la loi sur cette transformation numérique ? Réponses avec Eric Barbry, avocat associé Racine Avocat, équipe IP IT & data et Robin Genest, juriste. 

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    Le 3 juin dernier (CE, 3 juin 2022, n° 452798.), le Conseil d’État s’est penché sur l’épineuse question des démarches administratives en ligne.

    Rappelons que le Code des relations entre le public et l’administration (CRPA), entré en vigueur le 1er janvier 2016, encadre la dématérialisation des démarches administratives. Les articles L. 112-7 à L. 112-14 de ce code posent les règles particulières à la saisine et aux échanges par voie électronique.

    Principes et limites du CRPA

    L’article L112-8 du CRPA dispose que : « Toute personne, dès lors qu’elle s’est identifiée préalablement auprès d’une administration, peut, dans des conditions déterminées par décret en Conseil d’État, adresser à celle-ci, par voie électronique, une demande, une déclaration, un document ou une information, ou lui répondre par la même voie ».

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    L’article L. 112-9 du CRPA dispose également : « (…) Lorsqu’elle met en place un ou plusieurs téléservices, l’administration rend accessibles leurs modalités d’utilisation, notamment les modes de communication possibles. Ces modalités s’imposent au public. Lorsqu’elle a mis en place un téléservice réservé à l’accomplissement de certaines démarches administratives, une administration n’est régulièrement saisie par voie électronique que par l’usage de ce téléservice ».

    Un décret datant du 20 octobre 2016 complète ces dispositions législatives en précisant que l’application de l’article L112-9 du CRPA peut être exclue « pour des motifs d’ordre public, de défense et de sécurité nationale, de bonne administration, ou lorsque la présence personnelle du demandeur apparaît nécessaire ». Une première limite à la dématérialisation de l’administration est ainsi posée.

    Un droit mais pas une obligation

    Dans un arrêt du 27 novembre 2019 (CE, 27 novembre 2019, n° 422516.), le Conseil d’État avait eu à interpréter ces dispositions. La haute juridiction administrative avait considéré alors que l’article L. 112-9 du CRPA « ne saurait avoir légalement pour effet de rendre obligatoire la saisine de l’administration par voie électronique ».

    En effet, le Conseil d’État estimait que les dispositions du CRPA créent « un droit, pour les usagers, à saisir l’administration par voie électronique » mais « ne prévoient aucune obligation de saisine électronique ». C’est uniquement lorsque « l’administration met en place un téléservice et qu’un usager choisit de la saisir par voie électronique, que cette saisine électronique n’est possible que par l’utilisation de ce téléservice ».

    La transformation numérique de l’administration et les droits fondamentaux

    Le 13 octobre 2017, le gouvernement d’Édouard Philippe lançait le programme Action Publique 2022 destiné à développer l’administration électronique. L’un des principes clés de ce programme était une dématérialisation de l’ensemble des démarches administratives.

    L’objectif était « d’améliorer la qualité des services publics, en passant d’une culture du contrôle à une culture de confiance ; en travaillant à la simplification et la numérisation des procédures administratives ».

    De nombreuses associations ont souligné le caractère inadapté de cette transformation numérique de l’administration aux situations de certains usagers. Dans un rapport publié en 2022 (Dématérialisation des services publics : trois ans après où en est-on ?, Défenseur des droits, 2022.), le Défenseur des Droits relève que 60 % des sites publics demeurent hors de portée des personnes en situation de handicap.

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    Il en est de même pour les personnes détenues, qui n’ayant pas accès à internet en détention, ne peuvent réaliser des démarches administratives. Cette autorité relève ainsi que « l’exercice de nombreux droits et libertés fondamentales qui doivent rester garanties pour les personnes détenues se trouve entravé par les restrictions à l’accès aux technologies numériques et à internet ».

    Le Défenseur des Droits souligne également les difficultés qu’éprouvent les personnes précaires, âgées, étrangères ou encore les majeurs protégés, à faire valoir leurs droits avec une administration dématérialisée. La crise du Covid-19 et la fermeture des services publics pendant le confinement ont mis en avant ces problèmes rencontrés par les personnes démunies devant les outils numériques.

    Il convient donc de trouver un juste équilibre entre la nécessité de développer les services de l’administration électronique et le droit d’égal accès au service public. C’est dans ce contexte qu’est intervenue la décision du Conseil d’État du 3 juin 2022.

    Le cas particulier des demandes de titres de séjour

    En l’espèce, en mars 2021, le gouvernement a imposé aux étrangers souhaitant obtenir un titre de séjour en France de déposer leur demande par internet, via un téléservice (Décret n° 2021-313 du 24 mars 2021). Cette obligation résulte du décret du 24 mars 2021 qui organise la généralisation progressive du téléservice pour toutes les demandes de titres de séjour.

    Plusieurs associations d’aide aux étrangers ont demandé au Conseil d’État d’annuler cette mesure qui porte atteinte, selon elles, à des droits et libertés fondamentaux.

    Avant de s’intéresser au cas spécifique des démarches administratives dans le cadre d’une demande de titre de séjour, le Conseil d’État relève que, de façon générale, l’obligation d’avoir recours à un téléservice pour l’accomplissement de démarches administratives auprès de l’État peut être instaurée par le gouvernement. En effet, cette obligation ne relève pas du domaine réservé à la loi et aucun droit ou principe constitutionnel ne s’y oppose.

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    Le Conseil d’État évolue dans sa position en actant du principe pour l’État d’imposer la voie électronique à l’exclusion de toute autre.

    Des limites au « tout électronique »

    La décision n’est cependant pas un blanc-seing car le Conseil d’État fixe des limites au « tout électronique ». En effet, si l’État peut imposer un téléservice, il doit respecter un certain nombre de principes.

    Le Conseil précise « qu’une telle obligation ne peut être imposée que si l’accès normal des usagers au service public et l’exercice effectif de leurs droits sont garantis. Pour cela, l’administration doit tenir compte de la nature de la démarche qui est dématérialisée, et de son degré de complexité, des caractéristiques de l’outil numérique proposé, ainsi que de celles du public concerné — notamment des difficultés d’accès ou d’utilisation des services en ligne ».

    Dans le cas particulier des titres de séjour, le Conseil d’État souligne que cette démarche est particulièrement complexe et sensible. Dès lors, l’obligation d’utiliser un téléservice pour les demandes de titres de séjour est légale, à la condition que les usagers qui ne disposent pas d’un accès aux outils numériques ou qui rencontrent des difficultés dans l’utilisation de ces outils, soient accompagnés.

    Par ailleurs, pour les usagers dans l’impossibilité de recourir au téléservice malgré cet accompagnement, l’administration doit garantir à ces derniers une solution de substitution.

    En l’espèce, le Conseil d’État relève que le gouvernement ne prévoit pas de solution de substitution. Dès lors, la haute juridiction administrative invite le gouvernement à prévoir une telle solution et autorise le dépôt de titre de séjour selon une autre modalité en attendant les modifications du texte.

    Ce qu’il faut retenir

    Il faut donc s’intéresser au type de service que l’État envisage de dématérialiser et vérifier au cas par cas si le service est complexe, si l’outil est facile d’usage ou encore si le public concerné est en mesure d’utiliser la voie électronique.

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    Dans les situations où le service sera considéré comme « simple » alors l’État sera en droit d’imposer l’usage d’un seul service en ligne ; dans le cas d’un service complexe, l’État devra mettre en œuvre un accompagnement particulier ou une solution de substitution dont on imagine mal qu’elle soit autre qu’une procédure classique écrite.

    Si elle tend vers « plus d’électronique », la décision du Conseil d’État ne simplifie pas le raisonnement juridique et il faut s’attendre à des contentieux à chaque fois que l’administration imposera la seule voie électronique pour vérifier au cas par cas si les principes posés sont bien respectés. Nous ne sommes donc qu’au début de l’histoire.

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