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Pascal Boniface : "l'intelligence artificielle est la nouvelle frontière de la rivalité des puissances"

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    Pascal Boniface estime que "savoir garder nos talents (…), aider les licornes à se développer, rattraper notre retard dans les investissements en faveur de l’intelligence artificielle…" est primordial. (DR)
  • Pascal Boniface est fondateur et directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). Il est également l’auteur de plus de 60 ouvrages dont « Géopolitique de l’intelligence artificielle » (Éditions Eyrolles, 2021). Selon lui, l'intelligence artificielle est devenue un objet de rivalités géopolitiques. Pour Archimag, il décrit cet affrontement technologique entre la Chine et les Etats-Unis ainsi que le réveil européen actuel. 

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    En préambule de votre ouvrage, vous citez Vladimir Poutine : « Le pays qui sera leader dans le domaine de l’intelligence artificielle dominera le monde ». On pourrait ajouter des déclarations similaires des dirigeants chinois et nord-américains Xi Jinping et Barack Obama. L’IA est-elle devenue un objet de rivalités géopolitiques ?

    Tout à fait, cette phrase de Vladimir Poutine est très forte. Nous pouvons désormais constater que la rivalité stratégique entre la Chine et les États-Unis se joue principalement dans le domaine de l’intelligence artificielle.

    La plupart des grands acteurs internationaux ont une conscience claire du déclassement technologique, économique et stratégique qu’ils pourraient connaître s’ils ne sont pas présents sur le terrain de l’intelligence artificielle. L’IA est la nouvelle frontière de la rivalité des puissances.

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    La bataille pour la suprématie technologique se jouera-t-elle entre la Chine et les États-Unis ?

    Pour l’instant, cette bataille se joue en effet principalement entre ces deux pays. L’Europe va-t-elle se mêler de la partie ? Ou ne sera-t-elle que la spectatrice passive de ce duel ? Est-elle condamnée à jouer le rôle de partenaire junior de l’un ou de l’autre ?

    Il semble que l’on assiste à un réveil européen, mais ce réveil a été très long à venir. À ce jour, je constate que la Chine et les États-Unis disposent d’une très large avance sur l’Europe. L’enjeu pour notre continent est de prendre part à cette bataille. La Commission européenne devra montrer sa détermination.

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    Une cinquantaine de pays sont engagés dans la course. Où se situent la France et l’Europe et quels sont leurs atouts ?

    Il faut travailler sur les deux échelons : national et européen. Pour résister à la Chine et aux États-Unis et parler d’égal à égal, les choses se passent à l’échelle européenne avec 27 États membres.

    À l’échelle nationale, nous avons tout de même des choses à faire : savoir garder nos talents plutôt que les voir partir pour la Silicon Valley, aider les licornes à se développer, rattraper notre retard dans les investissements en faveur de l’intelligence artificielle…

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    La puissance publique a-t-elle un rôle à jouer dans la constitution d’un compétiteur IA ?

    Oui, la puissance publique a un double rôle : elle doit investir dans des structures publiques, elle doit également organiser et faciliter les actions des acteurs privés.

    Les États sont-ils encore en mesure de lutter contre les géants du numérique ?

    Cela aurait pu être vrai, mais ça ne l’est pas ! Aux États-Unis, nous avons assisté à des enquêtes menées par le département de la Justice sur les géants du numérique. La menace éventuelle d’un démantèlement de Facebook est également évoquée. On voit que l’État américain, après avoir été longtemps indolent et s’être désintéressé de la puissance des Gafam, commence à y regarder de plus près.

    La Commission européenne, de son côté, a déjà infligé des amendes à certains géants du numérique pour non-respect des règles de concurrence. De nouvelles directives viennent réglementer la puissance des Gafam.

    Quant à ce qu’il s’est récemment passé en Chine autour de Jack Ma, créateur du site de commerce électronique Alibaba, cela montre que la décision reste au niveau politique. Les acteurs privés ont le droit de s’enrichir, mais ils ne sont pas autorisés à dépasser les chefs d’État.

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    Allons-nous vers une nouvelle guerre froide technologique ?

    Le terme de guerre froide est peut-être excessif, mais de toute évidence nous sommes en plein affrontement technologique entre Pékin et Washington. L’ancien président Donald Trump a pris un certain nombre de décisions lors de son mandat : priver la Chine de semi-conducteurs, interdire le marché américain à l’application TikTok…

    Je pense que le nouveau président Joe Biden ne changera pas de politique de ce point de vue. Les Américains ont tout simplement peur d’être rattrapés et dépassés par les Chinois. Jusqu’ici, ils avaient une très large avance, mais depuis 2017, la Chine se dote de moyens considérables et dispose d’un avantage : le contrôle de sa population.

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    On peut également considérer que les États-Unis disposent d’un avantage sur la Chine : séduire les cerveaux étrangers pour les faire venir travailler dans la Silicon Valley…

    Cela a longtemps été le cas, mais c’est moins vrai aujourd’hui où les conditions de vie autour de San Francisco sont moins agréables qu’auparavant. Historiquement, le « brain drain » s’est fait en faveur des États-Unis, mais il a été réduit du fait de la politique de Donald Trump qui a limité l’accès de chercheurs étrangers au territoire américain en limitant le nombre de visas. Cela a été fortement dommageable pour l’économie américaine. Joe Biden devrait probablement revenir sur cette décision.

    Les Chinois, de leur côté, mènent une nouvelle politique qui consiste à implanter des filiales à l’étranger, en Europe par exemple, et embaucher des nationaux dans les pays où ils s’installent, à l’image de ce que fait Huawei.

    Cela signifie-t-il que la France est capable de former des chercheurs de qualité, mais incapable de les retenir ici ?

    Malheureusement oui, y compris des personnes qui travaillaient auprès de Cédric Villani pour réaliser le rapport sur l’intelligence artificielle en 2018. Certains d’entre eux sont partis pour des structures étrangères. Un enjeu majeur consiste à assouplir certaines procédures à l’université et ailleurs pour garder les talents que l’on forme.

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    Faut-il prendre en considération les craintes exprimées sur l’intelligence artificielle par certains intellectuels comme Stephen Hawking ou Bernard Stiegler ?

    L’intelligence artificielle peut nous apporter énormément d’avantages, mais nous devons réfléchir à ses conséquences et à sa régulation. J’espère qu’au cours de la campagne des présidentielles de 2022 ces sujets seront abordés plus qu’ils ne l’ont été en 2017.

    La révolution numérique bouleverse déjà énormément l’ordre international et ce débat est quasiment inexistant. Je ne suis pas sûr qu’il y ait beaucoup de parlementaires qui s’intéressent à ce sujet. Il faut reconnaître que ce n’est pas facile et j’en parle en connaissance de cause car j’ai eu énormément de mal à me saisir de ce sujet. Il est pourtant capital. On ne peut laisser les choses se faire naturellement.

    Que sait-on des destructions d’emplois qui pourraient être provoquées par l’intelligence artificielle ?

    Nous ne disposons que de projections et d’hypothèses. De nombreux emplois sont menacés : on pense aux chauffeurs, aux livreurs, mais peut-être aussi aux avocats, aux médecins, aux journalistes…

    C’est aussi pour cela que l’on doit anticiper les évolutions qui pourraient voir le jour. La perspective la plus effrayante est celle où des gens considérés comme inutiles seraient mis au rebut alors que la richesse se concentrerait sur une minorité.

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    Nous connaissons bien les Gafam, qui sont les BATX chinois ?

    Les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi) sont l’équivalent des Gafam made in China. Leur marché intérieur leur a permis une très forte croissance et on voit bien qu’ils veulent également s’implanter sur les marchés étrangers. Le succès de TikTok aux États-Unis avec 100 millions de téléchargements a été considéré comme une menace par Donald Trump.

    Du temps de la guerre froide, l’URSS considérait les Beatles et la musique occidentale comme une menace susceptible de pervertir la jeunesse communiste. Aujourd’hui, dans un monde inversé, c’est Donald Trump qui juge que TikTok est une menace pour la jeunesse américaine !

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