Découvrez toutes les newsletters thématiques gratuites d'Archimag dédiées aux professionnels de la transformation numérique, des bibliothèques, des archives, de la veille et de la documentation.
Dernière minute :
Cet entretien, publié dans l'Archimag n°351 du mois de février 2022, a eu lieu le 17 décembre 2021. Le texte du Digital Markets Act (DMA) a été approuvé par le Parlement européen le 15 décembre 2021 et celui du Digital Services Act (DSA) le 20 janvier 2022. En ce qui concerne le DSA, Jean-Marie Cavada évoque sur Twitter des "espoirs déçus" et un "grand pas en arrière" face aux modifications de dernière minute du texte. Ces feux verts des eurodéputés sonnent néanmoins l'ouverture des négociations avec les différents États membres. L'accord sur les versions finales (préalable à une entrée en vigueur) de ces deux textes est espéré par Emmanuel Macron, qui assure la présidence du Conseil de l'Union européenne depuis le 1er janvier 2022, pour la fin de l'année.
Vous êtes le président de la société des Droits voisins de la presse, qui a été créée en octobre 2021. De quoi s’agit-il ?
Une partie des acteurs de la presse française, à l’initiative notamment du Syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM), de la Fédération nationale de la presse d’information spécialisée (FNPS) et du Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (Spiil), m’ont demandé de les aider à gérer l'application d’une loi dont je suis l’un des auteurs : la loi Droit d’auteur – Droit voisin.
L’objectif de cette loi, transposée en France le 24 juillet 2019, est d’obliger les plateformes qui empruntent des contenus de presse (sans les payer la plupart du temps, en ce qui concerne les Gafa), à négocier un partage de la recette qu’ils engrangent grâce à ces contenus.
Pour ce faire, j’ai recommandé dans la loi la création d’un organisme de gestion collective (OGC), qui serait au monde de la presse ce que la Sacem est au monde de la musique. Son but : pousser les entreprises de presse à se regrouper pour faire masse et obliger les plateformes qui empruntent du contenu à respecter la loi. Cet OGC vise à négocier collectivement, grâce au mandat que nous remettent les membres.
> Lire aussi : L’Agence France-Presse et Google signent un accord sur les droits voisins
Quelles sont ses missions concrètes ?
La société des Droits voisins de la presse a plusieurs missions : d’abord celle d’apprécier, de négocier et de collecter la valeur marchande de ce que la presse fournit aux plateformes, que nous réalisons avec la Sacem, qui a l’habitude de la négociation. Ensuite celle de la répartition des droits aux ayants droit, que nous menons avec le Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC), qui a déjà d’étroites relations avec la presse.
En France, cette loi a déjà été sanctionnée deux fois par l’Autorité de la concurrence…
Tout à fait. D’abord en juin 2020, dans une décision ordonnant à Google de négocier de bonne foi et de façon équitable. Et ensuite en juillet 2021, en infligeant une sanction de 500 millions d’euros à Google. J’entends dire que cette amende aurait été payée, mais je n’en ai pas eu confirmation.
Cette décision était également assortie de pénalités s'il y avait refus de négociation de bonne foi et équitable et réclamait les preuves des informations nécessaires à l’établissement du prix de la prédation.
> Lire aussi : Droits voisins : Google condamné à une sanction de 500 millions d'euros
Sébastien Missoffe, le directeur de Google France, a déclaré le 15 décembre dernier vouloir conclure des accords définitifs et listé une série d’engagements. Les éditeurs et les agences de presse doivent rendre leurs observations au plus tard le 31 janvier 2022. En avez-vous eu connaissance ?
Nous les possédons. Sans dévoiler ce que nous répondrons, je ne comprends pas pourquoi la loi devrait s’appliquer à tout le monde sauf à eux. Si les Gafa disposaient de rédactions et de journalistes (selon moi, l’information ne peut être délivrée que par des journalistes) nous serions bien entendu dans le strict champ de la concurrence. Prendre un produit que l’on ne paye pas ne relève pas de la concurrence mais de la prédation.
En quoi ces géants numériques affaiblissent-ils la presse ?
En dix ans, la presse française a perdu la moitié de ses recettes publicitaires. Dans quel état sera-t-elle dans quelques années ? En Australie, plus d’une centaine de titres ont déjà fermé avec plus d’un millier de personnes sur le carreau. Pourquoi les plateformes ne paieraient-elles pas leurs fournisseurs ? C’est une question de principe : si les journaux ne touchent pas la juste part du produit de leur travail – car l’information coûte cher – il n’y aura plus de presse.
Nous devons absolument sortir de la prosternation et de la soumission dans laquelle le monde occidental, et notamment l’Europe et la France, se trouvent depuis une vingtaine d’années face aux Gafa. Certes, ils proposent des outils merveilleux qui ont changé notre vie. Évidemment, ils sont puissants et impressionnants, tout en disposant d’un niveau de technologie dont nous sommes encore loin. Et il faut reconnaître que les individus, et même les entreprises ou la presse, ont pris l’habitude de confier leurs données à ceux qu’ils considèrent comme les plus performants.
Mais pour être clair : il n’y aura aucune bataille vis-à-vis de ceux qui respectent la loi. Il y aura négociation. Mais nous nous retrouvons pour le moment face à des entreprises qui ne la respectent pas et essayent même actuellement de la contourner. Le jour où Google s’engagera à respecter le droit voisin, sans tenter de le diluer dans des accords commerciaux, le climat sera serein. Mais je n’ai aucun doute : Google finira par plier s’il souhaite continuer à exercer un commerce qui lui rapporte énormément d’argent sur le sol européen grâce à 450 millions de consommateurs.
> Lire aussi : La presse se lit désormais presque autant au format numérique que sur papier
Vous êtes également le président fondateur de l’institut IDFRights, créé en octobre 2019. Quel est son objectif ?
Lorsque mon équipe et moi avons travaillé au RGPD voté en 2018, puis à la loi Droit d’auteur – droit voisin, nous nous sommes aperçus que ce travail n’était pas suffisant : en réalité, l’industrie numérique extra-européenne doit résoudre deux problèmes pour opérer légalement sur le marché européen en général, et sur le marché français en particulier : respecter les règles de marché et respecter les règles de contenus, ce qui n’est pas le cas.
Par conséquent, la Commission européenne a proposé deux textes le 15 décembre 2020 : l’un pour réguler le marché (le Digital Market Act ou DMA) et l’autre pour réguler les contenus (le Digital Services Act ou DSA). C’est un nouveau pas pour éviter les monopoles trop puissants pour le marché et les débordements auxquels nous assistons, tels que les fausses informations, le harcèlement, la discrimination, le négationnisme etc.
Attention : réguler ne veut pas dire interdire. Certains nous reprochent de vouloir empêcher l’innovation, ce qui est absurde : la régulation du code de la route a-t-elle engendré la fin de la voiture ? Bien sûr que non ! Cette régulation a simplement pour objectif de mettre les acteurs en situation de respect du marché, d’une part, et des consommateurs, d’autre part.
> Lire aussi : Les enjeux numériques de la présidence française de l’Union européenne
Quelles sont les missions d’IDFRights ?
D’abord, fournir de la réflexion et du matériel juridique pour aider le législateur et les gouvernants français et européens à faire respecter la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne aux plateformes.
D’autre part, protéger l’autonomie et la souveraineté numérique des entreprises françaises et européennes en leur fournissant à elles aussi du matériel, et en étant vigilant sur ce qui se passe à Bruxelles, notamment.
Comment cet institut est-il organisé ?
Les fondateurs sont à la fois des juristes de haut niveau, des gens de la Tech et de la Legaltech et des gens du monde de l’économie. Pour défendre la souveraineté numérique des entreprises, nous avons créé des comités sectoriels, comme celui des industries culturelles ou celui des Banques, Assurances et Services financiers (BASF). D’autres, comme celui des transports, de l’environnement et de la santé, sont en train de se construire. Ces comités réunissent différents acteurs de leur domaine et leur posent deux questions simples : quelles sont vos fragilités et de quoi avez-vous besoin pour gagner votre souveraineté ?
> Lire aussi : Anonymat sur internet : les principes juridiques
Pour rappel, 80 % du Cac 40 sont aujourd’hui entre les mains de machines américaines. Donc les données sont captables. Non seulement à cause de la loi Digital Cloud Act, mais aussi à cause de la loi Fisa (Foreign Intelligence Surveillance Act), qui prolonge l’extraterritorialité des services de renseignement et de la justice américains partout dans le monde. Notre combat pour la régulation est une nouvelle voie, qui n’est ni celle de l’armée de Wall Street, ni celle de l’Armée rouge chinoise. Il s’agit d’une organisation dont toute la technologie respecte les valeurs qui ont fondé l’Union européenne. Ces valeurs sont issues de la guerre, des conflits, de travaux d’expansion des libertés, etc. Ce n’est pas rien ! Il a fallu des siècles pour ça !